En plein milieu de la Seconde Guerre mondiale, Alfred Hitchcock s’attelle à un nouveau projet au cœur duquel on retrouve des conspirationnistes nazis implantés sur le territoire américain. Sorte de continuité thématique du mineur mais plaisant Correspondant 17 (1940), Cinquième colonne témoigne de l’indiscutable savoir-faire du réalisateur à défaut de complètement emporter le spectateur.
Cinquième film de la carrière naissante d’Alfred Hitchcock aux États-Unis, Cinquième colonne est pourtant loin d’en constituer l’une des pièces maîtresses. Un an avant la sortie de L’Ombre d’un doute (sorte de point d’introduction esthétique aux chefs‑d’œuvre à venir), le réalisateur choisit ici d’adapter un médiocre scénario que Selznick avait lui-même renoncé à produire quelques mois plus tôt. Il faut dire que cette histoire d’infiltration d’un citoyen lambda au sein d’un groupuscule nazi sur fond de traversée du territoire états-unien comporte de nombreuses faiblesses, notamment dans la manière que le récit a de justifier les rebondissements et l’adaptabilité avec laquelle le personnage principal se fond dans son nouveau costume de super-héros. Seulement, deux ans après Correspondant 17 qui résonnait comme un vibrant appel à l’entrée en guerre des États-Unis, Cinquième colonne compose avec de nouveaux éléments historiques : le cinéma ne regarde plus de loin le phénomène politique qui dévaste l’Europe puisqu’il implique désormais l’autre côté de l’Atlantique. D’ailleurs, Alfred Hitchcock s’en souviendra pour ce qui reste l’un de ses plus grands films, Les Enchaînés (1945). En attendant, Cinquième colonne est une sorte de mise en bouche, parfois un peu lourde dans sa recette, mais d’une efficacité qu’il serait difficile de complètement bouder.
Comme dans bon nombre d’œuvres hitchcockiennes, c’est la thématique du faux coupable qui donne le point de départ à cette fuite en avant. Barry Kane (Robert Cummings), ouvrier dans l’industrie de l’aéronautique, est accusé d’être à l’origine d’un attentat qui a coûté la vie de son meilleur ami. D’abord arrêté, il parvient à s’échapper puis parcourt les États-Unis à la recherche des vrais coupables, une organisation nazie tenue par des notables new-yorkais. Sur son chemin, il multiplie les rencontres : un bourgeois dissimulateur qui cherche à le piéger, des conspirationnistes d’une perspicacité peu concluante, un homme aveugle bienveillant qui le confie à sa fille Patricia (Priscilla Lane). Avec cette dernière, ils vont former un tandem explosif, entre solidarité et suspicion, selon la bonne recette déjà éprouvée par la screwball comedy quelques années plus tôt. Prévisibles, les rebondissements le sont souvent tant le cinéaste donne le sentiment de reprendre à son compte des idées déjà testées avec succès dans ses précédents films. Lancé sur les traces d’un mystérieux coupable dont tout le monde nie l’identité, Barry Kane rappelle le personnage d’Iris dans Une femme disparaît (1938). L’injustice dont il est victime renvoie également au parcours tortueux de Robert Tisdall dans Jeune et innocent (1937), également flanqué d’une jeune femme soupçonneuse. Enfin, comment ne pas penser à Agent secret (1936) qui se déroulait de la même manière sur fond de sabotage ?
En dépit de son scénario parfois laborieux, Cinquième colonne est pourtant traversé par des éléments plutôt étonnants compte tenu du contexte. La scène-clé du film est probablement celle où Barry Kane est recueilli par un vieillard aveugle mais parfaitement lucide. Même si les dialogues flirtent parfois avec le lyrisme naïf, en protégeant un prétendu coupable des forces de l’ordre, le personnage fait en quelque sorte l’apologie d’une désobéissance civile. Dans un contexte historique aussi difficile, il paraît surprenant que le discours du film associe la police à un groupe dont on peut questionner la légitimité, donnant même le sentiment que, métaphoriquement, le réalisateur légitime la possibilité de la désertion. Ce qui pourrait passer pour une apologie de l’anarchie plutôt utopiste (et mal vue en ces temps de mobilisation) n’a quoiqu’il en soit rien de bon enfant. Une fois la menace policière évacuée, Hitchcock n’hésite pas à charger les nazis. Ici, ils n’ont rien de fous sanguinaires mais arborent la prestance de hauts notables new-yorkais aussi distingués que cultivés. Cela donnera lieu à l’une des scènes les plus troublantes du film : jeté dans la fosse aux lions en plein gala de charité, le personnage principal essaie désespérément de sensibiliser certains invités à la situation compromettante dans laquelle il se trouve. Finalement, le manque de considération dont il est victime ne révèle que la dangereuse vacuité des convives.
Compte tenu de cette charge contre la bourgeoisie américaine dirigeante, comment ne pas s’interroger sur la mythique scène de fin, celle qui voit le vrai coupable suspendu à la main de la statue de la Liberté ? Le symbolisme que convoque le monument est contredit par la noirceur du constat idéologique qui met n’importe quel citoyen américain à la merci des nazis avec la complicité stupide de la police. Alfred Hitchcock disait regretter de ne pas avoir plutôt suspendu le faux coupable, c’est-à-dire le vrai héros du film, à cette main monstrueusement grosse et dangereuse. On imagine bien la contradiction qui aurait pu naître de cette inversion des rôles, d’habitude si chère au réalisateur. L’enjeu politique ne lui a peut-être pas permis de faire preuve de tant d’audace en ramenant la mise en scène à hauteur d’un scénario qui n’est pas sans défauts. Mais plutôt que de qualifier Cinquième colonne de chef d’œuvre manqué ou de grand film raté, rappelons qu’il s’agit finalement d’un essai mineur, d’une ampleur limitée, mais qui, souffrant de la comparaison aux autres films du maître, ne démérite pas pour autant.