Il est préférable d’avoir vu cette série préalablement à la lecture de ce texte, qui révèle plusieurs de ses rebondissements.
Il y a trois ans, Netflix diffusait la mini-série The Haunting of Hill House, une création de Mike Flanagan qui permit à ce réalisateur et scénariste américain rompu au cinéma de genre à petits moyens d’être soudainement reconnu et « auteurisé ». Bientôt suivie d’une variante intitulée Bly Manor, Hill House est une porte d’entrée idéale dans cet univers peuplé de personnages obsessionnels affligés d’addictions, de traumatismes, de phobies – et pour la plupart incapables de vivre. Ainsi, c’est moins par le biais de tropes fantastiques que par cet inventaire de névroses et de fêlures qu’il est possible de cheminer dans l’œuvre de Flanagan, jusqu’à ce Midnight Mass (traduit en français par Sermons de minuit) qui en marque l’aboutissement artistique. C’est une excellente nouvelle, après la déception Doctor Sleep, la suite tardive de Shining, où le fils de Jack Torrance revenait à l’Overlook Hotel pour en finir avec le pouvoir médiumnique qui l’avait rendu alcoolique. À bien y regarder, le spectateur ne peut qu’être frappé par la visée thérapeutique de l’écriture de Flanagan, pour qui les manoirs gothiques ne sont pas seulement des lieux de hantise mais aussi des hôpitaux ou des dispensaires, où s’opère un travail d’anamnèse. Or, si la psychanalyse fait de l’anamnèse la « partie de l’enquête diagnostique qui reconstitue le passé de la maladie en ayant recours à la mémoire du patient », rappelons que la signification première de ce terme est liturgique, puisqu’il s’agit de la prière eucharistique qui commémore et actualise les derniers mots du Christ pendant le repas de la Cène. Et de transsubstantiation, il sera beaucoup question dans ces Sermons, comme nous le verrons plus loin.
Parole contre parole
Tout en restant ancrée dans le champ pathologique, Midnight Mass s’ouvre d’emblée à une dimension inédite chez Flanagan, celle de la critique antireligieuse, associant une tragédie à une prière restée sans réponse. Un homme d’une trentaine d’années, Riley Flinn (Zach Gilford, dans son meilleur rôle depuis la série Friday Night Lights), vient de provoquer un accident de voiture qui coûtera la vie à une jeune femme. Il en appelle à Dieu pour qu’elle survive, l’ambulancier lui suggère plutôt de lui demander pourquoi dans ce genre de collision, c’est toujours le conducteur en état d’ivresse qui s’en tire sans une égratignure. Condamné à plusieurs années de prison, Riley occupera ses journées à lire la Bible et d’autres textes sacrés. Voilà pour le prologue édifiant, dont le schématisme est délibérément trompeur, puisqu’il ne sera jamais ici question de rédemption par la foi. Difficile de ne pas envisager Midnight Mass comme une relecture de Manchester by the Sea par Stephen King, la série se déroulant également au sein d’une petite communauté insulaire de marins-pêcheurs marquée par un drame. À ceci près que le père endeuillé joué par Casey Affleck se refusait lui-même à tout pardon, alors que Riley est davantage un sceptique, voire un agnostique, dont le salut se trouve dans un sacrifice ultime qui dévoilera de manière éclatante l’imposture de l’Église.
Tous catholiques à l’exception du shérif musulman, la plupart des 127 âmes de Crockett Island sont d’une piété aux limites du fondamentalisme, qui ne demande qu’à être exploitée par un leader charismatique. Un peu à la manière du Village de Shyamalan, Midnight Mass dépeint l’étiolement d’un isolat, qui s’accroche désespérément à ses croyances, des années après qu’une marée noire a contraint à l’exode sur le « continent » ses habitants privés de moyens de subsistance. Des phénomènes inquiétants comment à se produire le jour même de l’arrivée – ou plus précisément du retour – sur l’île par le même ferry de deux individus aux horizons radicalement différents. Leur antagonisme n’est pas sans rappeler celui de Dead Zone, l’un des meilleurs livres de King, qui confrontait l’instituteur brisé Johnny Smith au prédicateur sans pitié Greg Stillson. Ici cependant, c’est moins par hubris que par amour que le père Paul Hill (Hamish Linklater) finira par donner naissance à un pandémonium avec l’aide d’un ange déchu : son intention est de rendre, par le dévoiement du rite eucharistique, sa jeunesse à une femme secrètement aimée, qui s’enfonce dans la démence du vieil âge. Face à lui, l’Américain ordinaire Riley Flinn, en quête malgré lui de réconfort ou plus exactement d’une forme de consolation. On croit un temps qu’il la puisera auprès du père Hill, qui décide d’organiser dans les dépendances de l’église une réunion d’Alcooliques anonymes, avec Riley pour premier participant. Mais cette consolation, la religion est impuissante à l’offrir, pervertie par le pacte faustien d’un prêtre dont le Verbe est un leurre qui nourrit une emprise sectaire. Devant ce récit de corruption morale, une autre intrigue s’amorce, placée sous le signe d’une intimité retrouvée entre Riley et son ex-petite amie Erin Greene (Kate Siegel), faite d’aveux et de confidences, ou pour le dire autrement, une intimité confessionnelle. Désexualisée, elle n’en reste pas moins charnelle, infusée d’un désir cosmologique qui fait progressivement de ces ex-amants des mystiques communiant à l’écart de tout dogme.
Les démons de minuit
Le cœur battant de la série se trouve dans ces séquences où elle semble trouver refuge, le plus important pour Flanagan se jouant entre ces deux êtres, dont le destin est d’accepter sereinement leur propre fin. Il y a par exemple dans l’épisode 4 une scène de conversation qui excède dix minutes, loin de la durée réglementaire d’une séquence télévisuelle (ici comprise en tant qu’unité narrative), à plus forte raison dans une production Netflix. La dilatation à l’œuvre ici provoque une attention nouvelle à la durée, grâce à un travail extraordinaire sur le rythme des mots et les timbres des voix, qui nous invite – comme rarement dans le cinéma américain contemporain et plus encore dans une série – dans l’intimité même d’une parole. À cet égard, il paraît évident que Flanagan sera toujours un meilleur show-runner qu’un réalisateur de cinéma, le format sériel l’autorisant à un processus de décantation qui débouche, dans le dernier épisode, sur des passages d’une beauté inouïe, teintée d’un spinozisme tout à fait inattendu.
Midnight Mass semble n’avoir été écrite que pour que ses deux personnages principaux aient le temps de se voir mourir. La mort, chez Flanagan, c’est encore du temps à vivre et donc du temps pour se parler, même quand l’autre est déjà parti. Jusqu’à l’extinction du dernier neurone, Erin parlera, avec une douceur qui contraste avec l’usage hystérisé de la parole fait dans une autre mini-série contemporaine, le remake HBO de Scenes from a Marriage, où Oscar Isaac et Jessica Chastain cherchent la même acuité émotionnelle par un régime de crise permanente. Étrangères à cette dramaturgie classique du conflit, les conversations auxquelles se livrent Erin et Riley prennent le temps de se déployer pour atteindre à une expérience spirituelle. L’un et l’autre s’exhaussent mutuellement à mesure que la parole du prêtre, supposément divine, se révèle être celle d’un faussaire. L’intérêt du récit réside davantage dans cette harmonie que dans les événements qui poussent la communauté à sa propre perte, une perception renforcée par la parcimonie remarquable à laquelle s’astreint Flanagan pour distiller ses effets : bien qu’elle ne soit pas adaptée de l’un de ses livres, Midnight Mass est sans doute la plus fidèle transcription jamais faite de l’univers de Stephen King, pour qui l’épouvante reste une notion profondément subjective, indissociable des tourments qui agitent par ailleurs ses personnages. On se demande ainsi si celui de Bev (Samantha Sloyan), vieille fille bigote prête à tout pour rendre à l’Église la place centrale qu’elle occupait autrefois au sein de la communauté, n’est pas le véritable monstre qu’abrite l’île, au vu et au su de tous.
Nous voilà en somme devant un objet dont la singularité contredit l’idée selon laquelle les séries ne seraient seulement qu’un flux continuel de consommation. C’est parce que Midnight Mass subvertit subtilement les règles habituelles de la narration sérielle qu’il faut insister sur l’envoûtement exercé par ses dialogues, où l’expérience d’un lien permet à un couple d’accepter plus sereinement la mort. Une communion à laquelle ne peut se résoudre le père Hill, qui choisit au contraire la damnation en tendant à sa bien-aimée le calice de l’éternelle jeunesse. Réunis par la parole, Erin et Riley peuvent quant à eux attendre sans crainte l’aube fatale, en laissant s’égrener les derniers instants qu’il leur reste à vivre avant d’accéder à l’immanence : réussir sa mort, ce n’est pas rien, comme programme.