« Du seul point de vue du style, je pense n’avoir rien fait de meilleur, ou d’aussi bon, que Haute pègre » écrit Ernst Lubitsch dans une lettre adressée au critique Herman C. Weinberg. Selon le jugement de nombreux critiques, cette savoureuse comédie figure parmi les trois meilleurs films dans la carrière du cinéaste berlinois, avec Ninotchka et Rendez-Vous (The Shop Around the Corner). Chef d’œuvre d’humour et d’ironie réalisé en 1932 aux États-Unis, Haute pègre mêle magistralement tous les ingrédients de la mystérieuse et inimitable recette Lubitsch : intrigue légère et charmante, humour corrosif et mise en scène exemplaire.
« Si Casanova se découvrait l’âme d’un Roméo et qu’il devait dîner avec Juliette qui s’avérait être Cléopâtre… Que leur conseilleriez-vous? » Un rôle dans un Lubitsch! Gaston Monescu n’est ni parfaitement Casanova, ni totalement Roméo, mais plutôt un Arsène Lupin roumain. De passage à Venise où il vient de commettre un nouveau forfait, le gentleman cambrioleur fait la connaissance de Lily dont il tombe amoureux. D’aventure en aventure, d’escroquerie en escroquerie, les deux amants parcourent l’Europe et gagnent Paris, où Gaston parvient aisément à se faire embaucher comme homme de confiance chez la riche veuve d’un parfumeur parisien, Madame Collet. Gaston Monescu devient Monsieur Leval; malgré l’appât du gain et sous l’œil rageur de Lily, l’escroc enjôleur ne reste pas insensible aux charmes de la dame…
Le sexe et l’argent ne sont-il pas les moteurs fondamentaux des intérêts humains? Tout l’art de Lubitsch repose sur un traitement anti-sentimentaliste de cette brillante comédie qu’est la vie humaine. Absence de sentiment, de mièvrerie pour renouer avec la liberté de mouvement: la ronde des personnages lubitschiens – flatteurs, séducteurs, femmes graves ou frivoles, amants éconduits –, les êtres de ce théâtre mondain sont constamment désarmés par une réplique ou une image, révélatrices de sous-entendus et d’une ironie mordante. Et l’air de rien, le spectateur découvre les facettes les plus opposées d’une seule et même réalité. Chez Lubitsch, le ridicule et le sérieux coexistent. Dans sa scène d’ouverture magistrale, deux Venise cohabitent; celle des intérieurs luxueux, décor d’un palais vénitien, où, sous un clair de lune, notre faux Roméo attend sa fallacieuse Juliette. La somptuosité presque irréelle d’un cadre trop parfait est alors remise en cause par quelques plans extérieurs: tandis qu’une gondole remplie d’ordures glisse sur l’eau des canaux, l’éboueur gondolier entonne un « O sole mio »… Pied-de-nez à Hollywood et à ses clichés! Soutenue par des dialogues (fausses confessions et aveux dissimulés) qui masquent tout autant qu’ils révèlent les désirs profonds de ceux qui les prononcent, la comédie s’amuse des clichés et se double d’une satire sociale (allusions à des « temps difficiles » et au contexte de la Dépression): le sac de Madame Collet est volé; celui que l’on croit être un mendiant en quête de récompense pécuniaire, s’avère être un bolchevique qui s’est introduit dans les appartements de la veuve pour l’insulter. Sous couvert de brillance et de légèreté, le génie du libertinage bouscule la morale et se joue des institutions.
« Vous voyez cette lune? Je veux la voir dans mon champagne. » L’heure du dîner galant a sonné et Gaston Monescu passe la commande. Cette réplique, métaphorique, introduit l’une des clés du film: derrière la comédie satirique, le cinéma de Lubitsch ne relève-t-il pas de ce principe d’illusion et d’un art de l’impalpable? Derrière la vision faussement poétique d’un reflet lunaire dans une coupe de champagne, on retrouve aux fondements de l’œuvre les principes de disparition et de révélation: arts de l’ellipse, du déplacement et du décalage par la présence d’un plan figurant l’absence des personnages, zoom sur un objet suggestif et symbolique qui dénonce, dévoile ou rappelle le personnage à la mémoire (le cendrier en forme de gondolier interpelle le personnage de François Filiba, ce dernier reconnaissant subitement Gaston, son escroqueur de Venise), ou encore quelques notes de musique faisant office de dialogue, qui alternativement dramatise ou ridiculise. Chez Lubitsch, un rideau qui se ferme, une horloge qui rythme le temps d’un rendez-vous galant, les apparitions successives d’une épingle, d’une montre ou d’une jarretière en disent plus long que la prolifération de dialogues. Les objets dévoilent ce que les personnages n’osent confesser. Tout l’art de Lubitsch se situe dans cette séduction au sens propre du terme, cette habileté à détourner pour mieux révéler et à rendre le spectateur complice des sous-entendus de l’intrigue.
Illusionniste génial, peintre du désir et de l’éphémère, Lubitsch mêle l’art à l’artifice sans jamais sombrer dans l’artificiel. Comme le signifie Gaston à Mariette au sujet d’une lettre d’amour envoyée par l’un de ses prétendants: « Peu m’importent les fautes grammaticales. Je ne m’attarderai pas non plus sur sa mauvaise ponctuation… mais cette lettre est sans mystère, sans bouquet… » Par-delà la technique cinématographique, le charme de l’œuvre de Lubitsch est tout entier dans cet indéfinissable mystère qui différencie le réalisateur du véritable créateur.