I Wish I Knew s’inscrit dans la continuité et l’approfondissement de la mue que constituait 24 City : le grand révélateur du présent chinois qu’est Jia Zhang-ke regarde de plus en plus vers le passé. Si le tableau est ici ample et passionnant, le geste interroge quant aux films à venir d’un réalisateur que semble guetter une forme d’aseptisation.
S’il est une ville qui a traversé intensément les turpitudes du XXe siècle chinois, c’est bien Shanghai. Comme un mouvement de balancier, la mégapole est redevenue ce qu’elle était : une tête de pont extravertie, le parangon de la modernité et du dynamisme chinois actuels. Entre les deux, au plus fort des coups de boutoirs maoïstes, Shanghai fut la catin interlope et bourgeoise sous la coupe des puissances impériales occidentales : la cité de tous les pêchés qu’il fallait châtier. Elle fut servie, pas seulement durant la révolution culturelle. Jia Zhang-ke nous convie à une riche déambulation dans le destin de la ville, au fil de rencontres évocatrices et de lieux. Les trajectoires individuelles tissent un tableau impressionniste, chaque personne entre en dialogue avec l’histoire collective. L’imaginaire cinématographique de Shanghai dispose d’une place non négligeable. Par exemple, Rebecca Pan, « femme de Shanghai » chez Wong Kar-wai (Nos années sauvages, 1990), figure dans le corpus des « témoins », de même que Wei Wei qui a joué dans Printemps dans une petite ville (1948) de Fei Mu, dont la fille Barbara fait une apparition. Quant à Hou Hsiao-Hsien, il évoque ses Fleurs de Shanghai (1998).
Via Shanghai, Jia Zhang-ke déploie d’autres échelles spatiales, notamment en faisant cas à plusieurs reprises de la Chine et des chinois de l’extérieur, notamment Taïwan, l’île rebelle depuis la défaite des nationalistes de Tchang Kaï-chek en 1949. Il le fait avec une frontalité tout à fait inédite, posant un évident jalon à propos d’une question encore sensible. Ce faisant, émerge l’idée que I Wish I Knew voudrait tisser le terrain d’une réconciliation entre toutes les Chine. Après avoir témoigné du présent, le cinéaste s’attache à recoller les morceaux du passé, à reconstituer une trame. Une indéniable nécessité dans un pays où l’histoire n’est qu’officielle, largement soumise à une lecture idéologique. Ce mouvement cinématographique chinois de réappropriation du passé est probablement une lame de fond puisqu’un autre grand édificateur d’une fresque contemporaine, Wang Bing, vient d’évoquer le laogai – le système concentrationnaire chinois – au début des années 1960 avec son percutant The Ditch (Le Fossé). Jia Zhang-ke amplifie le mouvement amorcé avec 24 City, une ville à la place d’un lieu et davantage de protagonistes. Demeure ce geste où le corps fictionnel se mêle à l’évocation de la réalité, ici en la personne de Zhao Tao, actrice dans tous les films du cinéaste depuis Platform (2000). Elle traverse I Wish I Knew vêtue de blanc avec une grâce mélancolique lors de saynètes récurrentes. Cette muse du cinéaste pourrait bien ici s’appeler Clio, mais en l’occurrence une muse de l’histoire en errance, comparable au personnage masculin de Still Life : de retour après une absence. Ce n’est pas la montée des eaux qui désoriente le personnage, mais les flots successifs du temps, des couches opaques que Jia Zhang-ke sonde à travers la succession de témoins, de ceux du début du XXe siècle à un jeune yuppie né en 1982.
Si l’on peut dire, on n’est pas dépaysé par les premiers plans de I Wish I Knew : quelques vues où l’ancien fait place au nouveau : ruines et gravats contre érection de nouveaux bâtiments, une banque gardée par deux lions en bronze. S’ensuivent quelques vues portuaires, témoignage d’une impressionnante capacité de projection vers le monde. Pourtant ce dernier film s’installe d’emblée dans un cocon assez chatoyant teinté de nostalgie, notamment une musique élégante et atmosphérique caressant les oreilles. On retrouve dans le geste cinématographique un sens subtil du cadre, mais jamais l’image ne fut chez Jia Zhang-ke aussi léchée : nombreux recadrages, doux travellings et légers panoramiques enveloppants. Entendons-nous bien, on se situe encore loin d’une « wongkarwaïsation », mais ces glissements s’avèrent néanmoins frappants. Plus encore que 24 City, I Wish I Knew est installé, de ce fait moins perméable au réel. Cette tendance n’inclut pas seulement les entretiens soigneusement mis en situation avec micros-HF apparents, elle se dégage aussi des prises de vue « documentaires », dans un dancing désuet ou lors de captations dans la rue de gargottes et de vieux joueurs de mah-jong.
Jia Zhang-ke se place ici dans la recherche d’une forme pour évoquer le passé, ou plutôt un imaginaire historique. Ce qui le conduit à se faire plus directement métaphorique, comme en témoigne la répétition des motifs de l’écoulement du temps : fleuves (Suzhou River, Huang Pu), tunnels, couloirs. Comme pour figurer l’aspect fragmentaire de la mémoire, le montage intervient également davantage, alors que l’inscription des plans dans la durée était jusqu’ici une marque de fabrique du cinéaste. Pour compléter, un nouveau régime d’image fait son apparition : images d’archive et extraits de films. Cet ensemble de remarques contient une dimension de circonspection, car l’âpreté et le sens de la durée font la puissance des œuvres de Jia Zhang-ke. Tandis que The Ditch de Wang Bing se montre très intransigeant aussi bien par son geste que son regard, I Wish I Knew a parfois tendance à être gagné par une forme aseptisée. Ce dernier élément n’étant certainement pas sans rapport avec le fait qu’il s’agisse d’une œuvre liée au grand raout de l’exposition universelle de Shanghai (mais pas une commande tient à préciser le cinéaste dans l’entretien qu’il nous a accordé). Reconnaissons toutefois que l’on est en présence d’un film globalement passionnant, notamment par le fait que l’on assiste à l’évolution d’un cinéaste majeur en quête de formes renouvelées. Se dégage même une force d’évocation mélancolique, la circulation entre les lieux et les paroles façonne le mélodrame d’une ville mutante en représentation permanente et dont la réinvention menace d’engloutir l’histoire. Comme Shanghai, Jia Zhang-ke semble à la croisée des chemins, une très belle séquence préfigure d’un désir qui pourrait se matérialiser prochainement. Dans celle-ci, la muse blanche se promène dans un décor de studio reconstituant le centre historique de Shanghai. Elle fait face à une vitrine où se reflète une colonne de soldats qui patrouille dans les rues pavées. Une double projection : celle du passé, mais aussi d’un film à venir.