Il y a cinq ans, Miguel Gomes présentait à la Quinzaine des réalisateurs une épopée, Les Mille et une nuits, qui dans son récit monstre englobait de nombreux genres et formes cinématographiques. Après ce film monde, on le retrouve, dans la même sélection cannoise, signant à quatre mains avec Maureen Fanzendeiro le journal à rebours d’un confinement, d’un tournage et d’une grossesse. Conditions sanitaires obligent, le gigantisme laisse place à une peinture de détails. Le fabuleux bestiaire du triptyque, où l’on trouvait notamment une baleine, se voit ici modestement ramené à quelques oiseaux. La fable sur la dette européenne s’efface pour une intrigue centrée sur la cohabitation oisive d’un trio dont les relations amicales et amoureuses sont à géométrie variable. La solitude de ce petit noyau se trouble progressivement avec l’apparition de plus en plus insistante de membres de l’équipe, jusqu’à ce que le couple de cinéastes, qui attend un enfant, s’installe dans le cadre. On les voit diriger leurs acteurs, protagonistes d’un film dans lequel un récit de claustration inspiré de Cesare Pavese se rabat sur le contexte de confinement, contraignant le tournage à se dérouler dans un espace restreint, celui d’une unique propriété au sein d’un lotissement. Le récit du film en train de se faire se mêle alors, avec une simplicité feinte, à l’histoire des personnages, jusqu’à y intégrer l’intimité du couple de réalisateurs, pour documenter la pandémie de Covid-19 en cours. Sa structure s’apparente à un emboîtement de poupées gigognes (les personnages sont enfermés dans un van, dans une maison, dans une propriété, dans un pays), tout comme l’enfant à naître l’est dans le corps de sa mère. Ce journal de bord est aussi une note laissée à la fille des cinéastes, à qui le film est dédié, en proposant une radioscopie du monde à l’instant de sa naissance.
L’ouverture
L’espace du cadre qui s’écarte ou se resserre donne fatalement à voir la porosité entre l’espace du film et celui du tournage. La danse sur la chanson « The Night » apparaît ainsi à deux reprises, aux deux extrêmes du film : la première avec les personnages seuls, la seconde en intégrant le reste de l’équipe qui se déhanche aussi sur Frankie Valli and the Four Seasons. Entre les deux, des journées se passent, que le film nous présente à rebours, en remontant à contresens le cours de ce cher mois d’août.
Dans cet espace clos, il s’agit pour les personnages de tuer le temps, de s’occuper aux tâches que leur offre la vaste propriété. La volière que construisent ces Robinsons pavillonnaires se fait la métaphore de la condition des acteurs : en liberté surveillée, ils s’ébattent dans l’espace délimité pour eux par les réalisateurs. À mesure que les pages du journal remontent le temps, la fiction embryonnaire s’effiloche pour laisser plus de place au récit du tournage. Au récit de son propre naufrage, comme aurait dit Marguerite Duras. Les réunions d’équipe révèlent l’incompréhension qu’ont les acteurs des rôles « sans qualités » qu’on leur demande de composer à partir d’éléments vagues et contradictoires, ou le manque de civisme du personnage de Carloto Cotta, qui incarne un comédien sans gêne et nonchalant face aux règles sanitaires. Bien que Journal de Tûoa fasse la chronique d’une claustration, il n’en convoque pas moins pléthore de souvenirs de cinéma et élargit le cadre restreint de son plateau à un hors-champ ouvert à d’autres mondes filmiques.
Sans tomber dans le jeu un peu vain des références, on citera toutefois deux films qui semblent agir comme deux polarités opposées dans l’économie du film. L’une des références serait à fuir, la seconde à suivre. La dramaturgie lâche et la méthode d’improvisation souhaitée par la réalisatrice déplaît aux acteurs qui se réjouissent de prendre le pouvoir pendant une scène au cours de l’absence du couple contraint le tournage à l’abandon le temps d’une échographie. Le trio en roue libre se filme alors divaguant, ivres dans un bain. On pense à une scène similaire de baignoire et d’acteurs alcoolisés dans Hannah Takes The Stairs de Joe Swanberg (2007), emblème du mumblecore. Les clefs du film sont laissées aux acteurs qui se lancent dans une improvisation aux embarrassantes longueurs érigées en dogme de liberté. Le film référence que suit Journal de Tûoa est heureusement plutôt celui de Victor Erice qui fait, dans Le Songe de la lumière, le portrait documentaire d’un peintre consacrant sa vie à observer la lumière changeante sur un cognassier au fil des saisons. C’est bien l’horizon du film : le jeu avec les différents degrés de fiction sert de prétexte au divin plaisir de voir la lumière du jour ou des spots colorés changer sur les visages des acteurs.