Sur les écrans du Grand Action ressort cette semaine une curiosité : Le démon s’éveille la nuit, film réalisé par Fritz Lang en 1951, et considéré comme mineur dans l’éclectique filmographie du cinéaste. Aux quelques séquences d’ouverture spectaculaires tournées dans un style documentaire, succède le scénario d’un drame passionnel un peu décevant.
Des mouettes se posent sur la mer tandis que les vagues qui s’abattent contre les rochers cernent quelques chalutiers amarrés à un port de pêche californien. Puis l’on suit les faits et gestes quotidiens de pêcheurs. C’est lorsque l’on s’attarde un instant sur un personnage – une jeune femme sort de son lit pour se rendre à son lieu de travail, l’usine de conserverie – que l’on reconnaît le visage encore juvénile mais radieux d’une Marilyn Monroe dans un rôle à contre-emploi. Décidément non, vous n’êtes pas en train de regarder un documentaire sur les chalutiers et les conserveries de ports de pêche américains. On a beau apercevoir Peggy/Marilyn affairée dans l’usine, au milieu de la chaîne humaine, sélectionnant mécaniquement les chairs des poissons morts, on devine bien que ces quelques plans d’ouverture sont ceux d’un maître. Fritz Lang filme l’Amérique mais se tient là où on ne l’attend pas…
Pour cette scène, Lang et son chef opérateur, partis s’imprégner de l’atmosphère de Monterey, petite ville portuaire de Californie, ont tourné trente fois ce qui était nécessaire, et sont rentrés au bout de trois jours avec près de trois mille mètres de pellicule. Pour quelles raisons ? Pour Lang, lorsque Jerry Wald, le producteur du film, le prie d’adapter à l’écran une pièce à succès de Clifford Odets, le projet sonne d’abord un peu comme un défi. De la pièce initiale, Lang et son scénariste suppriment les thématiques du chômage, les questions sociales et modifient la fin. La pièce à succès montée à Broadway sera transposée dans un village de pêcheurs selon les désirs du producteur. Sceptique, ce dernier demande alors à Lang : « En tant qu’Européen, pensez-vous pouvoir filmer un village de pêcheurs ? » Lang lui rétorque alors que l’on peut apprendre beaucoup de choses, sauf à être cinéaste… On l’est ou on ne l’est pas. Les critiques ont glosé sur cette scène d’ouverture surprenante, et Michel Ciment tente une explication : « Il y avait là aussi une volonté de se rattacher à un nouveau courant réaliste à Hollywood, sous l’influence du néo-réalisme italien. » Rome ville ouverte de Rossellini a marqué plus d’un esprit.
Réaliste, Le démon s’éveille la nuit l’est sans aucun doute. Mais le film se rattache néanmoins par son scénario à certains thèmes de prédilection de Lang, plaçant notamment au centre de l’intrigue une figure féminine. Dans la filmographie du cinéaste, il succède ainsi à Rancho Notorious et anticipe sur The Blue Gardenia, deux films mettant également au centre du conflit une figure de femme. Dans ce drame intimiste et passionnel, Lang confronte les aspirations et rêves du milieu petit-bourgeois d’un village de pêcheurs aux démons intérieurs de ses personnages. Mae Doyle, femme au passé trouble, revient après dix ans d’absence dans son village portuaire natal. Elle y retrouve Joe son frère, la jeune amie de Joe, l’attrayante Peggy, incarnée par une certaine Marilyn Monroe, jeune étoile ambitieuse, et Jerry D’Amato le patron de Joe. Lorsque Jerry s’éprend de Mae et la demande en mariage, cette dernière hésite avant d’accepter la proposition, croyant trouver dans ce projet de mariage et dans le fondement d’une famille la sécurité recherchée. Elle fait la connaissance de Earl Pfeiffer, projectionniste sombre et caustique, ami de Jerry, qui tente de la séduire. Insatisfaite de cette vie d’épouse au foyer et de mère de famille, Mae finit par céder aux avances de Earl et tombe dans les bras du tentateur cynique, un beau matin, après une nuit d’ivresse…
À travers l’histoire d’une crise passionnelle, Lang filme avec brio l’inconstance, la violence cachée des rapports humains, la corruption, dans une atmosphère moite, presque irréelle, marquée par l’attente. Le seul temps évoqué semble être la perspective d’un basculement, d’une déchirure, le climax dramatique qui fera se rompre les nœuds de l’intrigue, plaçant les personnages dans une situation d’inconfort, dans une solitude désespérée et inavouable. Mais, l’adultère n’est-il pas un prétexte à une peinture de l’aliénation de l’homme, à la révélation de la face démoniaque de l’humanité (l’oncle Vince n’est-il qu’un vieux pêcheur ou une sorte de conscience démoniaque de Jerry?).
Et pourtant Le démon s’éveille la nuit déçoit. Certes, grâce au réalisme des plans, à l’humanité des personnages, le film ne peut être identifié à une simple fable ou à un conte moral. Plus l’étau de l’intrigue se resserre, plus la prolifération de scènes d’intérieur favorise une angoisse latente, traquant les faits et gestes de personnages en quête de liberté, comme pris au piège, dans l’engrenage de leur destinée. Tout au long du film, la petite histoire de mœurs prend alors des allures dramatiques lorsque des plans d’une mer agitée et d’un ciel ombrageux orchestrent le drame. Pour des raisons de logique et de vraisemblance, Lang et son scénariste ont modifié la fin de la pièce, transformant un meurtre accompli par un homme désespéré en une fin heureuse, un sage retour à la raison comme à la maison. « Ce n’est pas à une contrainte extérieure qu’est due la fin heureuse, mais au souci de vraisemblance du cinéaste et à sa répugnance naturelle pour la violence. » Malgré le brio de la mise en scène, l’œuvre et sa fin, d’une logique acceptable mais un peu terne, ne laissent-elles pas, telle l’éternelle insatisfaction de Mae, le spectateur lui aussi insatisfait ? Les désirs et volontés un instant contrariés trouvent finalement leur résolution, laissant un peu de côté une part de mystère, les questions universelles et prémonitoires soulevées par les plus grands films du cinéaste.