Dans Le Promeneur du Champ-de-Mars, Guédiguian se penchait de manière déconcertante sur le Président à la rose, « à mi-chemin entre La Dernière Fanfare de Ford et La Bête humaine de Renoir » (dixit Louis Skorecki). Ici le réalisateur de Marius et Jeannette choisit de refaire tourner sa joyeuse bande de comédiens-copains (Meylan, Ascaride, Darroussin). Mais la vivacité de cette troupe est ici attiédie par le thème du retour aux racines que Guédiguian traite avec artifice usant d’une imagerie usitée et universalisante: entre bandits véreux et paradis perdu.
Se sachant gravement malade, un vieux Marseillais d’origine arménienne retourne en cachette au pays. Sa fille, jouée par Ariane Ascaride l’enragée, part sur ses traces, brutale sur ses talons hauts, terroriste viscérale en tailleur impeccable. Ariane Ascaride (ou l’Antigone arménienne) se heurte à un monde pourrissant parce que fraîchement capitaliste, une société tournée vers les trafics et les conspirations odieuses. Les nombreux flash-backs sonores de sa fille (la ravissante Madeleine Guédiguian) et de son mari la hantent et questionnent cette héroïne-dictateur féroce dans ses convictions communistes et ses allures de petit soldat. Guédiguian cherche à dissoudre les certitudes, égratigner l’assurance de cette femme-roc. Cette métamorphose de l’héroïne passe par la mise en place d’une fiction aux mille facettes qui emprunte aux ténèbres de La ville est tranquille et à la fable de L’argent fait le bonheur. Rythme soutenu entre polar et conte, Le Voyage en Arménie joue de manière désinvolte avec les fondus enchaînés et les surimpressions sonores. On peut en parler comme d’un film-renversement: une démonstration un brin théorique qui gage sur la contamination du lieu et des personnages; Guediguian croit en la métamorphose des sentiments d’Anna envers cette patrie-mère. Hostile à la revendication identitaire (si ce n’est à l’aspiration communiste), l’héroïne cède pourtant, pas à pas, au sentiment d’appartenance à une Arménie qui se fait. Ce revirement sentimental au gré d’impulsions brusques et fugitives, sortes de tropismes font le charme empirique d’un film malhabilement théorique. Le jeu d’Ascaride, intentionnellement guignolesque au commencement du Voyage et émouvant à la fin (parce que jouant sur la faille), fonctionne en miroir inversé avec celui de Gérard Meylan, militaire paradoxalement souple et amoureux. On retrouve le charme de la complicité des deux comédiens, éclatante dans Marius et Jeannette.
Pourtant, Le Voyage en Arménie n’a pas la grâce légère et douloureuse de ses précédents films: pris dans le piège du « comment filmer ce qu’on connaît si peu », notre cinéaste dit de quartier glisse des inserts purement contemplatifs et maladroitement clichés: églises, vendeuses de fleurs, repas traditionnels, rappels historico-politiques sur l’histoire de l’Arménie… Le scénario est rattrapé par une certaine convenance descriptive qui dessert le film en usant ici d’une abstraction artificielle; il y a quelque chose d’atemporel dans cette peinture de l’Arménie contemporaine, d’inconsistant dans ces personnages de BD: bandits aux mains sales, jeunes filles en fleur, vieillards dévoués… Le regard étonnement contemplateur et naïf d’un Guédiguian de l’Estaque est comme absorbé puis englouti par l’imagerie sacrée d’une Arménie religieuse. L’universalité de la démonstration attiédit le propos politique et sentimental qui se dissipe au fur et à mesure de la métamorphose identitaire d’Anna.