Un long baiser entrecoupé de dialogues pour contourner la censure, une bouteille qui se casse, une clé volée, une tasse de café menaçante… Les Enchaînés, c’est tout cela, et c’est bien plus : un scénario brillant, des images somptueuses, deux acteurs exceptionnels (Cary Grant et Ingrid Bergman), et un Hitchcock en pleine forme. Retour sur un très grand film, qui ressort cette semaine en copies neuves.
Miami, 1946. Huberman, un espion nazi, vient d’être condamné. Sa fille Alicia, qui a toujours été fermement opposée aux convictions de son père, est connue pour la légèreté de ses mœurs. Elle est contactée par Devlin, agent des services secrets, qui lui propose une mission qu’elle est seule à pouvoir accomplir : il s’agit de s’attirer les faveurs et la confiance d’Alexander Sebastian, ancien ami du père d’Alicia, qui vit au Brésil et dont la maison est un véritable repaire de nazis. Alicia, éprise de Devlin, et soucieuse de gagner son estime et son amour en prouvant qu’elle est capable de changer, accepte.
C’est David O. Selznick qui, le premier, a suggéré à Hitchcock d’adapter une nouvelle intitulée The Song of the Dragon – nouvelle assez éloignée du scénario final, mais dans laquelle se dessine déjà l’histoire d’une femme que l’on envoie dans le lit d’un espion pour obtenir des renseignements. Hitchcock et le scénariste Ben Hecht la remanient considérablement et la proposent au producteur, qui ne croit pas une seconde à cette histoire de bouteille pleine d’uranium et décide de tout revendre à la RKO : le scénario, le réalisateur, et les deux acteurs principaux. Il se sera privé de 8 millions de dollars, et de l’une des plus belles réussites du cinéaste. Réalisé dans l’immédiat après-guerre, Les Enchaînés clôt pour Hitchcock un cycle de films d’espionnage hantés par la question du nazisme, et parmi lesquels on peut compter Correspondant 17 (1940) et Cinquième Colonne (1942) ; le genre même de l’espionnage sera ensuite délaissé par le réalisateur pendant une dizaine d’années. Si Les Enchaînés est le point d’orgue de tout un pan du cinéma hitchcockien, il en est aussi la quintessence, tant il excelle à conjuguer l’élégance du style (élégance narrative comme esthétique) à un habile enchevêtrement de l’histoire d’amour et de l’intrigue policière ou politique.
Privé, public
Le titre original, « Notorious », se traduit littéralement par « d’une triste notoriété ». Adjectif étonnant, qui rend compte d’une révélation au grand jour, c’est-à-dire au public, en y ajoutant un parfum de scandale. Si la famille Huberman est tristement notoire, c’est à double titre : le père l’est par son passé nazi, et la fille, par sa réputation de femme facile – il faudrait dire, de « fille publique ». La première scène du film nous plonge d’emblée dans cette angoisse du public malveillant, agressif : au tribunal, une horde de journalistes guette la sortie d’Alicia pour l’inonder de questions. Dès la scène d’ouverture, deux pôles sont esquissés : l’ordre du public, de ce qui est connu – mais tristement connu, le public étant placé sous le signe de l’hostilité –, et l’ordre du privé, c’est-à-dire d’une intimité que l’on garde secrète, et que semble emblématiser le silence digne et pudique d’Alicia.
Tout le film sera articulé autour de ces deux pôles, qui s’incarnent dans deux oppositions majeures : le devoir officiel (c’est-à-dire l’engagement auprès des autorités) et le désir amoureux d’une part ; la parole (c’est-à-dire l’exposition à l’autre) et le silence d’autre part. C’est cette seconde opposition, moins conventionnelle que la première, qui semble ici tisser le lien entre l’histoire d’espionnage – avec ses enjeux idéologiques, son suspense, et ses rebondissements plus ou moins spectaculaires – et l’histoire d’amour qui s’y enchâsse. Car il est constamment question de secrets dans Les Enchaînés. Secrets des nazis qui se cachent, secrets des agents américains craignant d’être découverts, secrets des amants qui refusent d’avouer leur amour ; l’enjeu de la parole et du silence semble fondamental, et condense l’opposition du public et du privé.
« Sur la scène publique, on ne tolère que ce qui passe pour important ; le reste passe automatiquement pour affaire privée. Mais certaines choses très importantes ne peuvent subsister que dans le domaine privé : l’amour, à la différence de l’amitié, s’éteint dès que l’on en fait étalage », lit-on chez Hannah Arendt (Condition de l’homme moderne). Les Enchaînés s’inscrit pleinement dans cette problématique. D’une part, l’amour passe après les affaires politiques, et le film offre l’image d’une relation amoureuse sacrifiée sur l’autel du devoir… du moins en apparence. Car les enjeux qui se nouent ici sont sans doute plus complexes. Il semble plutôt qu’Alicia comme Devlin s’intéressent aux affaires politiques par amour, mais sans se l’avouer ; l’acceptation de la mission est mise en scène comme un défi amoureux pour chacun des personnages – une mise à l’épreuve de soi comme de l’autre.
D’autre part, c’est la peur de faire étalage de l’amour – donc de le perdre ? – qui se manifeste clairement dans le film. La notion même d’une opposition entre ce qu’on garde pour soi et ce qu’on expose rejoint le thème de l’aveu, fondamental dans l’intrigue amoureuse des Enchaînés. Alicia et Devlin ne cessent de masquer leur amour (Devlin le tait ; Alicia le déguise), comme si l’enjeu fondamental du couple était le mot – c’est-à-dire l’aveu – avant d’être la réunion effective. De manière assez frappante, le film ne pourra trouver de dénouement que dans la prononciation du mot, – soit l’expression du sentiment –, qui consacre la réunion des deux personnages, et constitue le point vers lequel tout le film se tend. C’est dans le premier tiers du film qu’a lieu la longue scène de baiser – trois minutes en tout – qui déjoua la censure avec astuce en intercalant constamment de courts dialogues (selon le code Hays, les films ne devaient pas montrer de baisers de plus de trois secondes). Il n’est pas anodin que le film prenne la fusion charnelle comme point de départ de l’itinéraire amoureux : il oblige ainsi à en repenser la destination, qui sera non pas physique, mais verbale et affective, puisqu’il s’agira, au terme de nombreuses épreuves, de s’assurer de l’amour de l’autre et du sien – et ce, en osant le dire, et le mettre au jour. Dans ce film où il est sans cesse question de trahison (trahison de Huberman vis-à-vis de son pays, d’Alicia vis-à-vis de son mari, et des amants entre eux), l’enjeu principal semble être de poser les bases d’une confiance mutuelle, difficilement gagnée, et qui ne saurait reposer que sur l’aveu.
Le passage du secret au connu, du privé au public, constitue un point de rencontre remarquable – et habilement mobilisé – entre l’intrigue amoureuse et l’intrigue policière. Car il s’agira bien, d’un côté comme de l’autre, de dévoiler, de mettre au jour – en arrachant un aveu, ou en trouvant des preuves irréfutables. Toute cette démarche s’inscrit dans la quête (définie comme telle, dès le départ, par Alicia qui cherche à se racheter aux yeux des autres comme aux siens) d’une notoriété heureuse, délivrée des deux écueils symétriques que seraient le scandale et la médisance d’une part (la « triste notoriété »), et le silence absolu de l’autre.
«… au comble de la stylisation et au comble de la simplicité »
Ce qui frappe dans le traitement de ces thèmes, dans leur mise en récit et en images, c’est l’extraordinaire élégance du style, simple et raffiné à la fois. Élégance dans l’art du récit, tout d’abord : le scénario, d’une précision et d’intelligence remarquables, est un modèle de construction, et enchevêtre habilement le suspense amoureux et celui de l’histoire d’espionnage proprement dite ; mais cet enchevêtrement est limpide, faisant constamment passer le brio pour de l’évidence. Truffaut disait à Hitchcock qu’il avait obtenu « le maximum d’effets avec le minimum d’éléments (…) L’intrigue sentimentale est la plus simple du monde : deux hommes amoureux de la même femme. (…) La grande réussite de Notorious, c’est probablement qu’il atteint au comble de la stylisation et au comble de la simplicité. » – ce à quoi Hitchcock répondait : « Notre effort a porté dans cette direction. En général, dans un film d’espionnage, il y a beaucoup d’éléments de violence et ici nous avons évité tout cela. » La simplicité du récit se conjugue à l’élégance des images, que l’on doit à Ted Tetzlaff. Elles font alterner des mouvements de caméra très raffinés (à l’exemple du long travelling de la scène du baiser), avec des plans fixes d’une grande sobriété – notamment dans les scènes dialoguées.
De nombreux gros plans permettent de mettre en valeur des détails – principalement des objets – et de souligner à quel point ils condensent peurs et convoitises. La bouteille de vin en est un parfait exemple. Ce qui avait fait fuir Selznick constitue en fait ce qu’Hitchcock appelle le MacGuffin – « un MacGuffin tout simple, mais concret et visuel : un échantillon dissimulé dans une bouteille de vin ». Élément central, mais qui n’a que peu d’importance et a pour fonction essentielle de cristalliser les questionnements et les angoisses des personnages et des spectateurs. Hitchcock expliquera, dans une interview de 1974 :
« Dans tous les films d’espionnage, vous devez avoir ce que l’on appelle le MacGuffin. (…) Ce que vous y mettez importe peu ! C’est cela le MacGuffin, c’est qu’il n’y a rien ! Le mot MacGuffin provient de l’histoire de deux hommes conversant dans le compartiment d’un train. Il y a un porte-bagages au-dessus d’eux. Un des hommes le regarde et dit :
— Excusez-moi Monsieur, qu’est-ce que ce drôle de bagage au-dessus de votre tête ?
L’homme regarde et répond :
— Oh, c’est un MacGuffin !
— Qu’est-ce que c’est un MacGuffin ?
— Eh bien, c’est un système pour attraper les lions dans les montagnes d’Écosse.
L’homme dit alors :
— Mais il n’y a pas de lion dans les montagnes d’Écosse !
— Eh bien, alors, il n’y a pas de MacGuffin. »
En fait, la bouteille de vin n’a pas seulement un rôle dans l’économie dramatique du film ; elle s’intègre également à tout un réseau symbolique et esthétique qui fait la part belle aux objets. Ces objets tournent autour de deux nœuds principaux : la boisson, et les portes – aux nombreux plans de portes qui s’ouvrent et se ferment (plans qui constituent notamment la première et la dernière image du film) répond le rôle primordial de la clé de la cave à vins. La clé condense virtuosité esthétique et ambition signifiante. Visuellement, elle est constamment mise en relief – par des gros plans, bien sûr, mais aussi par le fameux plan à la grue qui ouvre la scène de la réception chez les Sebastian : la caméra commence par embrasser tout le hall, et se rapproche de la main d’Ingrid Bergman, jusqu’à ne plus cadrer que cette petite clé. Hitchcock dira : « C’est le langage de la caméra qui se substitue au dialogue. Dans Notorious, ce grand mouvement d’appareil dit exactement : voilà une grande réception qui se déroule dans cette maison, mais il y a un drame ici et personne ne s’en doute, et ce drame réside dans un seul fait, un petit objet : une clé. » Le mouvement avait d’ailleurs déjà été expérimenté par Hitchcock à la fin de Jeune et Innocent, où le coupable, batteur dans un orchestre, nous était révélé par un plan similaire. Mais la clé s’inscrit aussi dans un ensemble symbolique non moins important. Le motif de la porte impossible à ouvrir pour la jeune épouse, et dont seul le mari possède la clé, renvoie bien évidemment à la thématique de Barbe-Bleue et aux peurs ancestrales qu’elles convoquent ; la porte convoitée suscite à la fois désir et peur, et, une fois ouverte, signe la perte de l’épouse trop curieuse. La piste psychanalytique que peut suggérer le conte, et qui sera largement exploitée par Fritz Lang deux ans plus tard dans Le Secret derrière la porte, n’est peut-être pas à oublier dans un film qui suit directement La Maison du Docteur Edwardes (Spellbound) dans la filmographie d’Hitchcock ; souvenons-nous de l’enchaînement assez explicite de portes qui s’ouvrent en surimpression sur le premier baiser d’Ingrid Bergman et de Gregory Peck…
La boisson et les objets qui lui sont attachés structurent également le film. Ils permettent un effet d’encadrement remarquable, de l’ivresse d’Alicia à son empoisonnement, et du verre que lui sert Devlin au lendemain d’une soirée arrosée – blanc – à la tasse de café – noir – de la dernière partie du film. Entre ces deux éléments primordiaux, et qui font à chaque fois le malheur d’Alicia, on croise une bouteille de champagne oubliée, une cave à vins et une bouteille cassée que l’on remplace – maladroitement – par une autre… et sir Alfred en personne finissant goulûment une coupe de champagne chez les Sebastian. Motif visuel, qui permet parfois de très gros plans, quasi hallucinatoires (le menaçant liquide blanc, qui peut rappeler le verre de lait de Soupçons, puis le non moins menaçant liquide noir), et crée une continuité dans l’évolution des tons – le noir se substitue également au blanc dans les robes d’Ingrid Bergman –, élément dramatique primordial (dans la scène de la descente à la cave comme dans l’empoisonnement), la boisson est aussi dotée d’une puissance métaphorique qu’a bien notée Donald Spoto : « L’alcoolisme d’Alicia est à l’évidence le résultat d’une existence vide et sans but ; elle dit que la boisson lui calme les nerfs. (…) Dans le film, toutes les boissons sont soit empoisonnées (arsenic), soit frauduleuses (utilisation de l’alcool pour masquer une vie dissolue ou une dangereuse intrigue).» La multiplicité des occurrences et leur caractère systématiquement négatif dessine ainsi une cohérence visuelle comme symbolique.
Comme un rêve de pierre ?
Dans Les Enchaînés, comme dans Soupçons ou Les Amants du Capricorne, c’est principalement la femme qui boit. La figure d’Alicia annonce ici très nettement celle d’Henrietta, qu’Hitchcock confiera également à Ingrid Bergman dans Les Amants du Capricorne en 1949 – femme que l’on fait boire et qui s’enfonce dans une déchéance forcée mais consentie. Or, l’ivresse, du moins pour le personnage d’Alicia, est un formidable outil cinématographique, et rend possibles des effets esthétiques qui favorisent l’identification. Les plus remarquables encadrent le film, puisque le premier se situe au tout début (la scène de conduite pour le moins alcoolisée), et le second à la fin (la prise de conscience, quasi hallucinatoire, de l’empoisonnement dont Alicia est victime) ; la deuxième scène, tout particulièrement, use d’effets cauchemardesques qui empruntent parfois à l’expressionnisme – notamment dans l’utilisation d’ombres gigantesques, et le rôle attribué à l’escalier, qui s’impose comme une menace infranchissable. Dans un cas comme dans l’autre, c’est le point de vue d’Alicia qui est privilégié, et rend possible les effets visuels ; c’est d’ailleurs principalement son regard que nous sommes amenés à suivre pendant presque tout le film. De plus, cet effet d’écho dessine un lien entre ivresse réelle et empoisonnement – lien souligné par le malentendu cruel, et doté d’une forte charge émotionnelle, de la dernière rencontre d’Alicia et Devlin, qui prend la mauvaise mine de la malade pour la conséquence d’une soirée trop arrosée.
« Les femmes sont comme le suspense… Plus elles éveillent l’imagination, plus elles suscitent de l’émotion », disait Hitchcock. Le personnage d’Ingrid Bergman est emblématique d’une vision de la femme qui conjugue la froideur apparente à une réelle puissance émotionnelle – la distance mobilisant paradoxalement une imagination qui est la condition de l’émotion. Plus chaleureuse qu’une Grace Kelly, Bergman, au port altier et à la démarche souveraine, n’en est pas moins filmée avec une fascination distante qui fait pourtant la part belle à l’émotion. Et, beaucoup plus sensuelle que la plupart des héroïnes hitchcockienne, Alicia gagne assurément en complexité et en nuances dans la dignité naturelle, et un peu distante, du jeu de Bergman. « Cette grande femme sculpturale, souveraine dans la lenteur de ses mouvements, est toujours une âme malade qu’il s’agit de soigner ou de protéger », a écrit Jean-Louis Schefer ; Bergman, belle « comme un rêve de pierre », et qui, dans l’une des photos publicitaires du film, pose aux côtés d’une statue antique, est aussi éminemment émouvante et fragile – ce que la thématique de l’ivresse, et les effets d’identification qu’elle rend possibles, ne font que mettre en lumière. Distance et émotion, pudeur et sensualité ; la femme hitchcockienne joue souvent du contraste et de la surprise. On connaît le mot d’Hitchcock : « Nous cherchons des femmes du monde, de vraies dames qui deviendront des putains dans la chambre à coucher. » Le personnage d’Alicia s’inscrit dans cette conception, tout en la retravaillant : Alicia est d’emblée présentée comme une putain, mais l’élégance naturelle de Bergman en fait une femme du monde…
Le personnage est certainement le plus passionnant du film. Comme dans Fenêtre sur cour, la femme doit gagner l’amour et l’estime de l’homme qu’elle aime, et elle ne le fait qu’au seuil de la mort, après avoir pris d’énormes risques. Mais ici, ce défi se double d’un défi personnel qui se donne comme objectif la rédemption, et dans lequel on peut voir une coloration chrétienne ténue, mais pas improbable. Alicia, au terme de ces épreuves, n’a plus à avoir honte de son passé peu vertueux et, victime d’une tentative de meurtre, peut désormais revendiquer le statut d’«innocente ». « Le crime ne peut exister sans son contraire apparent, l’innocence. Plus encore que sur le crime, le cinéma de Hitchcock repose sur l’innocence », a écrit Pascal Bonitzer. Alicia, pécheresse repentie, nouvelle Madeleine ? Hitchcock avoua un jour : « Je ne pense pas que l’on puisse dire que je sois un artiste catholique, mais il se peut que l’éducation tellement importante chez un homme et mon instinct transparaissent dans mon travail. »
« Chaque homme tue l’objet de son amour »
« Amour et espionnage : d’un genre a priori conventionnel, Hitchcock tire une œuvre ultrapersonnelle », écrit Jacques Lourcelles dans son Dictionnaire du Cinéma. Si la proposition se justifie à chaque minute du film, c’est peut-être justement parce qu’il est difficile de faire la part des choses, tant l’amour est filmé comme de l’espionnage et l’espionnage comme de l’amour. L’épisode de la cave à vins, au cours de la soirée chez Alexander Sebastian, est filmé comme un rendez-vous amoureux : mots secrets à l’insu des autres invités, départ de l’un puis de l’autre amant pour ne pas éveiller les soupçons, porte dérobée. La fusion entre les deux enjeux (policier et amoureux) trouve son apogée dans cette très belle scène, dont l’effet de suspense réside en bonne partie dans l’utilisation du montage alterné (on voit régulièrement que le nombre de bouteilles diminue, et on devine donc que le maître de maison descendra bientôt à la cave et surprendra les amants) – montage qui permet aux spectateurs d’en savoir plus que les personnages et d’anticiper le drame, ce qui est la règle de base du suspense. Le baiser qui clôt la scène, et que Devlin prétend donner à des fins purement stratégiques – détourner l’attention sur l’affaire sentimentale pour éviter d’être démasqué – couronne cette fusion des enjeux.
Pour Truffaut, Hitchcock filmait « les scènes d’amour comme des scènes de meurtre, et les scènes de meurtre comme des scènes d’amour ». La scène du premier baiser, dans un lieu de hauteur, réactive et rejoue l’image de la falaise qu’on trouvait déjà dans Soupçons (dans l’inquiétante scène de séduction entre Cary Grant et une Joan Fontaine qui se débat comme s’il voulait l’étrangler), et que l’on retrouvera dans Les Oiseaux et dans Le Rideau déchiré. Alicia provoque verbalement Devlin, et il interrompt brutalement cette logorrhée par un baiser qui se substitue à la gifle attendue. En filigrane, se dessine ici un principe hitchcockien de base : l’effrayante proximité entre pulsion érotique et pulsion meurtrière.
« Each man kills the thing he loves », disait Oscar Wilde. La phrase a souvent été citée par Hitchcock. Elle acquiert, avec Les Enchaînés, une résonance singulière : à la dureté et à la froideur assassines de Devlin font écho les projets d’Alexander Sebastian pour empoisonner celle qui est devenue sa femme. Cette symétrie implicite, au milieu de laquelle la femme est essentiellement objet – d’amour ou de violence –, rend difficile tout jugement moral, et brouille les frontières en même temps qu’elle exprime un refus du manichéisme. Des deux amoureux d’Alicia, c’est Sebastian qui semble le plus épris ; Hitchcock ira d’ailleurs dans ce sens en disant à Truffaut : « Claude Rains est sympathique parce qu’il a été victime de sa confiance et aussi parce qu’il aime Ingrid Bergman plus profondément que Cary Grant. » ; Truffaut y voit quant à lui l’un des meilleurs « méchants » hitchcockiens, soulignant que « la différence de taille avec Ingrid Bergman » est « également un facteur d’émotion ». Cette perspective est creusée par l’interprétation de Rains, qui met en relief la vulnérabilité d’un méchant qui vit sous l’emprise de sa mère, comme tant d’autres personnages hitchcockiens (Norman Bates dans Psychose, Bruno dans L’Inconnu du Nord-Express, Roger Thornhill dans La Mort aux trousses), et affiche constamment une faiblesse assez touchante. Inversement, l’accent est mis sur la dureté de Devlin et son éventuelle violence – le premier contact entre les deux amants est tout de même une lutte acharnée dans laquelle il a finalement le dessus…
Désir cachant une violence, violence cachant un désir ; les sentiments sont constamment masqués et entretiennent leur propre secret. L’équivoque peut dès lors régner en maître (parfois de manière amusée ; on parle de cuisine en s’embrassant), et les dialogues disent autre chose que ce qu’ils disent, et suggèrent plutôt que d’imposer ; Alicia et Devlin se provoquent ou s’agressent pour ne pas avoir à se dévoiler. L’opacité des sentiments se conjugue à la limpidité esthétique pour livrer une œuvre passionnante, que l’on ne rechignera pas à compter parmi les meilleurs films du cinéaste.