Incontestablement, l’année 2005 nous aura chaudement réconciliés avec l’univers talentueux et décalé de Tim Burton. Après la parenthèse malheureuse de Big Fish, dont l’univers niais et conciliant grevait l’idée originale d’un homme qui embellit son passé avec ses désirs, Les Noces funèbres retrouve la veine périlleuse des Batman, de Sleepy Hollow, de Charlie et la chocolaterie et de ses plus subtiles inventions que sont les personnages de Beetlejuice et d’Edward aux mains d’argent.
Suivant des influences hétéroclites très personnelles, Les Noces funèbres doit autant au cinéma classique des bons et mauvais genres qu’à la littérature gothique anglaise. Son imagination débridée comme son humour en font un film d’animation pour adultes (et les courageux enfants qui les accompagnent).
Cinéaste de projets fous, colorés Mars Attacks ! ou noir et blanc et plus personnel (le court métrage Vincent et le somptueux Ed Wood), Tim Burton est constamment guidé par son attrait pour les films de genre honnis. À défaut d’une technique, celle du film d’animation en volume image par image (le stop-motion picture, la même technique que Wallace et Gromit), il est le créateur d’un monde unique inauguré dans L’Étrange Noël de Monsieur Jack. Au sein d’une architecture mi-gothique, mi-expressionniste, les personnages se promènent au milieu de constructions et de plantes saturées de volutes. L’urbanisme et la végétation hébergent des êtres filiformes et/ou osseux dans une ambiance festive et familiale qui combat la peur du noir et de la mort.
Victor Van Durt et Victoria Everglot, amoureux dès leur première rencontre, sont l’espoir d’un bonheur conjugal inespéré dans ce sinistre et sombre village victorien où cohabitent les prétentions sociales des parents parvenus de Victor et l’amertume des parents aristocrates désargentés de Victoria. Pendant ce temps-là, dans le royaume souterrain des morts, la défunte mariée arbore ostensiblement les haillons de la robe qu’elle portait lorsque son promis l’a achevée ! Trompant le sort qui l’a condamnée à revêtir l’habit nuptial par une vilenie macabre et une confiance dupe, elle consent avec émotion à la demande en mariage accidentelle de Victor Van Durt, dont la timidité maladive a contraint notre vivant héros à une union contre nature. En effet, Victor, s’étant réfugié dans une sombre forêt pour répéter la cérémonie de ses noces avec Victoria, a malencontreusement offert l’anneau destiné à sa promise à une racine. Profitant de cette bague de fiançailles inespérée, la défunte mariée l’entraîne au royaume des morts où, malgré un sympathique accueil funèbre, Victor ne rêve que de retrouver Victoria.
Plus que n’importe quel autre film, Les Noces funèbres sont une œuvre collective. La prégnance de la technique dans le film d’animation en volume image par image nécessite une minutie laborieuse et artistique qui ne peut se résumer à l’orgueilleuse idée originale d’un réalisateur. Pour ce film, le réalisateur et producteur Tim Burton a réuni de nombreux acolytes artistes-techniciens capables de constituer un univers palpable avec pléthore d’objets, de lieux et de personnages. Parmi ces précieux acolytes, on peut citer Ian Mackinnon et Peter Saunders, les créateurs de marionnettes de L’Étrange Noël de Monsieur Jack, Caroline Thompson, une des trois scénaristes qui a déjà travaillé sur Edward aux mains d’argent et L’Étrange Noël, Pete Kozachik, déjà chef opérateur de L’Étrange Noël. Sans oublier le musicien Danny Elfman, heureux compositeur du thème des Simpsons, également musicien et parolier de L’Étrange Noël, et qui prête sa voix au leader du groupe Skeleton qui égaie le pub animé de nos chers défunts.
La fiche technique du film conserve, au-delà des traditionnels animateurs de cinéma, les postes techniques usuels : la lumière, la direction des mouvements de caméra dans les décors et le positionnement des acteurs-marionnettes. Cette façon de faire est sans aucun doute à l’origine de la fluidité de la mise en scène, comme en témoigne l’ampleur de l’émotion suscitée par le travelling aérien qui « plonge » littéralement vers la rencontre-coup de foudre de Victor et Victoria, autour du piano, en bas d’un gigantesque perron aristocratique. Quant à la lumière, elle se fait faisceau lumineux pour isoler les yeux globuleux et le voile nuptial de la défunte mariée et elle entoure d’un halo bleu son jeune corps grâce à un éclairage miniature.
Ce film en trois dimensions de facture classique retrouve les lieux et personnages imaginaires de L’Étrange Noël : la défunte mariée reprend les formes plantureuses, les cils épais et les yeux globuleux très expressifs de Sally et le héros filiforme dégingandé rappelle les formes de Jack l’épouvantail. De même, dans un décor démoniaque de crânes en tous genres et de décompositions permanentes, s’agitent un trio d’écoliers et de musiciens-conteurs. S’invitent dans les rues sombres et le bar louche, des êtres morbides inédits tel un pirate don-quichottesque et un militaire teuton. À l’opposé de ce bestiaire putride, l’inspiration qui guide la création des marionnettes des êtres vivants évoque les caricatures « végétales » de la vie politique française du XIXe siècle : tête en forme de poire et poitrine protubérante du cocher, cou étroit masqué par une écharpe vivante, menton orgueilleux et démesuré de Madame Van Dort, boule parfaite de Monsieur Everglot et formes géométriques des nombreux tableaux de famille du long couloir, dernier ornement du manoir Everglot.
Dans ces mondes, l’un habité et l’autre « hanté » dont l’épaisseur technique nourrit la tangibilité, le choix de la voix des acteurs (dont l’enregistrement est antérieur à l’animation et à la construction même des décors et des marionnettes en silicone et en mousse) définit l’essence des personnages grâce à un casting détonnant qui doit tant à leurs tonalités d’interprétation qu’aux souvenirs de leurs prestations cinématographiques antérieures. Travaillant uniquement à partir de story-boards, les acteurs ont prêté leurs précieux organes vocaux à ce qui ressemble fort à une belle caricature de leur carrière : la frêle et douce Emily Watson, l’ange sacrificiel de Breaking the Waves, incarne la pureté et la bienséance docile de Victoria ; pour sa cinquième collaboration avec Tim Burton, Johnny Depp transfère son visage et son expression lunaire célèbre, poussée à son paroxysme dans Charlie et la chocolaterie ; Helena Bonham Carter utilise un registre plus grave aux sonorités pulpeuses «d’outre-tombe» ; tandis que l’imposante et mythique voix de Christopher Lee – acteur revenu d’entre les morts, les vampires et les retraités du spectacle – interprétant le pasteur Galswell, terrorise les assemblées des vivants comme des défunts et des spectateurs…
À partir d’une étonnante légende russe sur un malheureux fiancé entraîné à la vieille de ses noces sous terre par une mariée défunte, Tim Burton s’écarte de tout manichéisme : les « méchants » ne sont que des humains stupides et vénaux qui sont plus bêtes que cruels. Les deux mondes ne s’opposent pas comme on pourrait le croire : l’anarchie, la liberté, la vitalité et la bonne humeur sont au royaume des morts bariolées de couleurs pop et criardes prononcées, profitant sans doute du va-et-vient du réalisateur sur le plateau de son long métrage Charlie et la chocolaterie et sur le plateau d’animation des Noces funèbres. Lumières indirectes verdâtres, bougies et sources de lumière violette, jaune, bleue et rouge enchantent le royaume des morts quand le gris, l’air et les conversations mornes et le froid de la ville figée des vivants emprisonnent en cage un unique papillon multicolore. Face à des vivants fantomatiques isolés et inquiétants, se constitue une véritable communauté des morts prompte à boire, à accueillir en musique et à honorer tout nouvel arrivant… Ils se réunissent alors pour des plaisirs dont l’interprétation visuelle enchante : le vin des chopes crâniennes coule le long des os dégarnis de nos inconditionnels fêtards. Une fois de plus, Tim Burton utilise avec génie les craintes morbides des vivants (le corps réduit aux squelettes, le démembrement, la vie souterraine, l’obscurité de la forêt) pour créer de fécondes images qui évoquent nos plaisirs d’ici-bas singés avec succès par ce que nous redoutons.