La première vertu de Servant est d’être pleinement une œuvre de M. Night Shyamalan. Le cinéaste n’a pourtant réalisé que deux épisodes (le premier et le neuvième) de la série diffusée sur Apple TV+, parmi les dix que compte la première saison, mais cette histoire de mystérieuse nourrice qui débarque chez un couple endeuillé et huppé de Philadelphie coche à peu près toutes les cases emblématiques qui caractérisent, depuis maintenant plus de vingt ans, l’univers shyamalien : un ancrage fictionnel dans sa Pennsylvanie natale, un lieu clos (ou presque) qui génère en ses murs l’angoisse, une ambiance oppressante à la lisière du fantastique, un rapport tortueux au religieux et à la croyance, des manifestations naturelles annonciatrices de catastrophe (ici, le vent, comme dans Phénomènes), la dissémination d’éléments faisant signe. Et, par-dessus tout, la série écrite par Tony Basgallop fait de son thème de prédilection le squelette de son récit : la famille. Une famille tout autant décomposée, suite à la mort accidentelle de son nouveau-né, que recomposée, lorsque la jeune nurse Leanne (Nell Tiger Free) fait alternativement figure de grande sœur improvisée, de confidente maternante, voire d’amante ensorceleuse.
L’invraisemblable vérité
Servant se déroule donc essentiellement dans l’espace confiné du pavillon du couple Turner. Lui (Tobby Kebbell), chef cuisinier consultant qui invente et peaufine ses nouvelles recettes à domicile ; elle (Lauren Ambrose), journaliste débordée officiant pour la chaîne locale, absente du matin au soir. Un coup du sort aura voulu que, le temps d’une semaine caniculaire, les rôles soient fatalement inversés : tandis que Monsieur paradait sur les plateaux d’un jeu télévisé, Madame, esseulée avec Jericho, leur nourrisson de deux mois, pliait sous le poids de tâches ménagères harassantes. On notera que, dans un cas comme dans l’autre, la caméra n’aura guère dépassé le seuil de leur maison de ville : c’est par le truchement d’écrans interposés que nous voyons Dorothy et Sean exercer leur métier à la télévision, mais également toute action se déroulant à l’extérieur de leur domicile. Comme par exemple lorsque Julian (Rupert Grint), le frère de Dorothy, part enquêter dans le Wisconsin avec un détective afin de retrouver l’endroit où Leanne a grandi : c’est grâce à l’écran d’une tablette, lors d’une communication téléphonique avec Sean, qu’on découvre alors des images de sa maison ravagée par le feu. Ce procédé vidéo rappelle celui qui était déjà à l’œuvre dans The Visit (2015) où les deux adolescents isolés dans la ferme de leurs grands-parents se refusaient à voir le réel (la vieillesse) en face, si ce n’est via l’écran d’un caméscope dont les tremblements ne faisaient que reproduire les dérèglements de l’âge. Dans Servant, ce réel est définitivement passé de l’autre côté de l’écran, moins hors-cadre que hors de portée – oublié sous un soleil de plomb.
Dans la maison des Turner tout devient dès lors possible, rien de plus naturel que le surnaturel. La vraisemblance des faits est balayée par une intrigue qui se nourrit moins de mystères à percer que de secrets à bien garder. On l’aura trop peu relevé : depuis The Visit, auto-produit et réalisé en marge d’Hollywood, les films de Shyamalan semblent de plus en plus fondés à refuser les compromis imposés par les studios, dont l’exemple le plus probant est Glass (2019), suite inattendue d’Incassable (2000), qui ne se conforme en rien aux canons du film de super-héros contemporains. Ce goût de la contestation affecte également son art de la mise en scène et de la dramaturgie, comme en atteste son refus, flagrant, de la vraisemblance au seul profit de la nécessité et de la vérité, qui se situent comme chez Fritz Lang au-delà du vraisemblable. Certaines actions ou réactions dans Servant s’avèrent en effet inexplicables, butent sur toute logique dramatique. Avec suffisamment d’aplomb pour que l’improbable s’efface au profit de l’évidence. Le cinéma de Shyamalan agit ainsi comme un sortilège et consiste à nous faire croire à des histoires incroyables, celles de personnages obstinés et aveuglés par leur croyance (ironiquement, la plus clairvoyante de tous fut Ivy Walker, l’aveugle du Village). Pourquoi dès l’apparition du nourrisson ressuscité Sean ne demande t‑il pas immédiatement des explications à Leanne, comme l’exigerait le bon sens, lui préférant un silence consenti, en phase avec le déni de sa femme ? Pourquoi encore, malgré la découverte de Julian dans le Wisconsin, qui peut laisser penser que la « vraie » Leanne est morte dans l’incendie, Sean continue t‑il de laisser cette étrangère occuper ses murs sans chercher à connaître son identité ? Dans Servant les questions valent avant tout d’être posées et, plutôt que des réponses, engendrent une architecture de relations mouvante, un réseau complexe de rapports entre les personnages et le décor qui opacifie (souvent) le mystère plus qu’il ne sert (rarement) à l’élucider. Le doute demeure sans cesse et le récit flottant, comme en suspens, avance sur la pointe des pieds, tend à ressasser ses obsessions davantage qu’il ne sacrifie aux impératifs spectaculaires du suspense. Autre marque de fabrique de Shyamalan, au moins depuis Incassable : le faux-rythme. Une science infuse de l’action contrariée et de l’alanguissement qui suspend sinon l’ordre normal du récit, du moins les attentes. Dans Servant, quelque chose se joue entre le rêve et la mort dans ce pavillon ouvert à tous les vents (rêve, mort et vent seront irrémédiablement liés dans le neuvième épisode), dans cette maison de poupée où Dorothy déambule comme une somnambule en danger de réveil.
Mauvais œil
Dans Servant, l’espace tout entier prend la forme d’une menace indicible et se prête à des expérimentations formelles saisissantes. Le premier épisode, réalisé par Shyamalan donc, déploie à ce titre un art épuré de la mise en scène, d’une étourdissante virtuosité. Souvent, un angle impossible de caméra ou un choix déroutant de point de vue suffisent à créer un malaise palpable. Cela dès l’arrivée sous une pluie battante de Leanne, jeune femme discrète et peu diserte, coiffée d’une capuche qui évoque celle d’Ivy (Le Village) et de David Dunn (Incassable), héroïne ou demi-dieu capables d’affronter les plus redoutables créatures : un insert sur ses pieds (motif repris à chaque nouveau franchissement du seuil de la maison des Turner) conjugué au bruit d’un orage qui gronde indique combien ce passage est d’emblée signe de bouleversements, voire littéralement de mauvais pas. S’ensuit une visite de leur maison où chaque pièce fait l’objet d’un rapide état des lieux décliné en une succession de plans fixes, mais semble-t-il appréhendés selon le point de vue d’une personne absente (dans la salle à manger, par exemple, la caméra est attablée face aux personnages), sans qu’on sache s’il figure le regard du spectateur, invité lui aussi à prendre place, ou celui d’une autre présence invisible et déjà installée qui observerait secrètement la scène.
Pareil trouble est entretenu au moment du premier échange entre les deux parents et Leanne : plein écran, le visage nerveux et grimaçant de Dorothy masque celui de son mari, effacé derrière elle, et alterne avec celui placide et angélique de Leanne. Le malaise provient ici de cette frontalité subite, presque agressive, de ces regards caméra inattendus (déjà utilisés dans Glass), grossissants et envahissants, qui altèrent le champ de vision et accentuent les affects contrastés des personnages. Encore un effet visuel dissonant, en somme, qui résonne avec la musique de Trevor Gureckis où dominent les notes cinglantes de violoncelle. Mais certains mouvements de caméra ne sont pas en reste quand il s’agit de déstabiliser le regard. Un sentiment d’inquiétude naît en effet à la faveur de certains travellings qui la voient sortir subitement d’un placard ou s’atteler à balayer en douceur trois fois de suite l’espace, tel un scanner (là encore, preuve de la mainmise de Shy, ce motif sera repris régulièrement par les cinq autres réalisateurs de la série à des moments-clés). Ces déplacements, qui valent avant tout comme rupture, éclats ou accidents, ajoutent du mystère au mystère. Une ruse de Shyamalan dont on devine que, malgré sa propension à brouiller les cartes, la conception du moindre plan s’accorde à une lecture pour qui saura voir. Dans l’épisode sept figure ainsi l’exemple le plus éloquent, qui montre que rien n’est laissé au hasard. Cet épisode se termine sur les images d’une émission évangélique que regarde Leanne et qui fait référence à un verset non mentionné de la Bible, Nombres 16:30. Or, il se trouve qu’au bout de seize minutes et trente secondes, précisément, le sol situé à hauteur de caméra s’était subitement fendillé dans la cave des Turner, sans qu’on comprenne pourquoi. « La terre ouvre sa bouche pour les engloutir avec tout ce qui leur appartient, et qu’ils descendent vivants dans le séjour des morts, vous saurez alors que ces gens ont méprisé l’Éternel » conclura ainsi le prêcheur, quelques minutes plus tard.
Repas de famille
S’il est un lieu tout indiqué pour faire des révélations et où l’on s’attarde de fait souvent dans les films de Shyamalan, et en particulier dans la maison des Turner, c’est bien la cuisine. À la fin d’Incassable, David glissait sans mot dire à son fils attablé en face de lui un journal qui célébrait ses exploits et donnait raison à sa croyance en ses super-pouvoirs. Dans Servant, il est constamment question de recettes à inventer, d’ingrédients à marier, de matières à découper, malaxer, faire cuire et de vin (rouge surtout) à partager. Sauf que lorsqu’on se met à table chez Shyamalan, ce n’est pas uniquement pour y célébrer le bon goût. Le recours omniprésent et par trop systématique à la métaphore culinaire (telle nourriture étant censée exprimer telle émotion ou tel sentiment) s’avère en effet moins consistant à la longue que la façon d’en tirer parfois des scènes complètement décalées et terrifiantes (un lapin éviscéré, une anguille cloué au piloris), petites déviations jubilatoires inattendues, drôles et trash, qui font volontiers basculer la série du côté de la farce féroce (trait de l’œuvre shyamalienne rarement commenté). Comme lorsque le sinistre oncle de Leanne essore au milieu du repas sa serviette pleine de sauce, une attitude de goujat qui dénote pour le moins chez les Turner, plutôt habitués aux bonnes manières. Dans The Visit, déjà, Shyamalan s’amusait des accès de fringale débridés des grands-parents, de l’incontinence fécale du grand-père et des escapades régressives de la grand-mère qui tranchaient avec le côté propre sur soi des enfants. Dans Servant, la pièce montée dont se délecte toute la famille le jour du baptême du pseudo Jericho relève d’une recette peu ragoutante, composée avec le placenta resté au frais du vrai défunt. Le déni collectif, célébré en grande pompe, mais moqué en filigrane, ne saurait ainsi se solder sans réelle perte : celle de voir disparaître ses rêves d’enfant entre deux bouchées.