Alors que Sailor et Lula se trouvent coincés dans le motel où leur road trip s’est enlisé, la jeune femme se lamente entre deux sanglots : « This world is wild at heart and weird on top » (littéralement : « ce monde est sauvage au cœur et étrange en surface »). Ces quelques mots, en plus de donner au cinquième long métrage de David Lynch son titre original (Wild at Heart), résonnent comme l’équation, certes très réductrice, de son cinéma : de la sauvagerie enrobée de bizarrerie. Ils font surtout écho aux critiques souvent assassines qui ont accompagné la sortie de Sailor et Lula, à commencer par les huées cannoises provoquées par l’annonce de la Palme d’Or. Car si la singularité de l’univers lynchien ne fait plus guère débat aujourd’hui, le cinéaste s’est un temps vu reprocher ce côté « weird on top », cette surface d’étrangeté perçue comme un simple vernis, une posture destinée à donner l’illusion d’un style.
Force est de constater que Sailor et Lula, malgré un récit relativement limpide et linéaire, offre une telle abondance et une telle diversité de figures monstrueuses et d’événements inexpliqués qu’il prend parfois les allures d’un film-laboratoire où se côtoieraient les éclopés, freaks et autres rednecks qui peupleront ensuite le reste de la filmographie de Lynch. L’omniprésence de cette étrangeté est d’autant plus frappante que ses manifestations restent effectivement à la surface du film, ou plus exactement à côté de lui, sur le bord de la route que traverse la décapotable de Sailor et Lula. Tout se passe comme si le mystère et la bizarrerie, réduits à leur part la plus superficielle, n’avaient pas encore rejoint la place qu’ils occuperont par la suite, au cœur même du récit lynchien – et ce dès Twin Peaks, dont la première saison est diffusée la même année. Réduit au squelette de son scénario, Sailor et Lula s’offre au contraire comme un banal road movie amoureux, saupoudré de sexe et de violence, mais construit sur une trame relativement classique : la fuite, la poursuite, puis l’impasse. Lynch s’amuse d’ailleurs à exhiber le caractère convenu du genre en convoquant, à travers ses deux héros, les figures les plus archétypales de l’American Dream. Toujours figée dans la même pose de cover girl, une main levée derrière la tête, Lula apparaît comme une sorte de Marilyn au rabais, à laquelle Sailor, toujours prêt à entonner un classique d’Elvis, offre le contrepoint d’une virilité parodique calquée sur les attitudes du King.
Over the rainbow
On comprend donc que le film ait été si mal reçu à Cannes, temple d’une cinéphilie dite « d’auteur » que n’a pu manquer de révolter la double superficialité du film : d’un côté son excentricité superfétatoire, de l’autre sa romance glamour convoquant les figures prêtes à l’emploi de la pop culture. Trois ans après avoir revisité le genre du film noir avec Blue Velvet, David Lynch a pu apparaître comme le tenant d’une esthétique poseuse, matinée de postmodernisme et d’ultraviolence. Aujourd’hui encore, Sailor et Lula pourrait se résumer à la rencontre maladroite d’un bestiaire foncièrement lynchien (un personnage aboie, un autre roucoule, un troisième est littéralement dévoré de l’intérieur par des cafards), d’une violence omniprésente (« C’est La Nuit des morts-vivants », résume Lula en écoutant les informations à la radio) et d’une relecture au premier degré du Magicien d’Oz (le combat entre la bonne fée du Nord et la méchante sorcière de l’Est rythme les différentes étapes du scénario).
Pourtant, à y regarder de plus près, on reconnaît déjà, dans ce goût pour la juxtaposition d’univers dissonants, le fil rouge de la filmographie de Lynch : une façon de démultiplier les niveaux de réalité pour mieux accéder à ce qui gronde sous la surface de l’American way of life. Sous l’iconographie baroque et la carrosserie clinquante de Sailor et Lula, David Lynch réussit à ménager quelques-uns de ces interstices de vertige existentiel caractéristiques de sa filmographie : l’amnésie de Rita/Camilla (Mulholland Drive), le traumatisme de Laura Palmer (Twin Peaks : Fire Walk with Me), ou encore la schizophrénie de Fred Madison (Lost Highway) sont déjà en germe dans la figure de Lula, traversée par le bruit du vent et le rire diabolique de la sorcière de l’Est à chacune de ses tentatives pour convoquer le souvenir de son enfance. À l’écran, ce vide mémoriel est figuré par les images récurrentes d’un incendie qui thématise une conception très lynchienne du cinéma comme un art de la combustion et de la dépersonnalisation. Le film, explicitement construit comme un conte de fées moderne, débute d’ailleurs par un gros plan sur une allumette qu’on gratte et dont la flamme, remplaçant le fameux « Il était une fois… », lance le récit sur le mode de l’embrasement.
Mais ce qui semble encore faire défaut à Lynch, ce sont les doubles fonds qui caractérisent son système narratif, fondé sur une géologie très précise du récit et toujours déterminé par un mouvement d’excavation du réel (les pelles dorées de la saison 3 de Twin Peaks en étaient en quelque sorte l’emblème dérisoire). En comparaison des œuvres ultérieures du cinéaste, Sailor et Lula semble encore relever d’un cinéma de la surface et, en cela, les critiques de l’époque ne sont peut-être pas tout à fait infondées. Porté par le mouvement horizontal du road movie, David Lynch balaie son propre univers et passe en revue les éléments qui composeront plus tard ses œuvres maîtresses, de l’usage d’objets anodins comme symboles menaçants aux coups de téléphone mystérieux et elliptiques, en passant par cette façon de situer les réseaux de pouvoir interlopes au cœur d’une Amérique profonde et désertique.
Les lois de l’attraction
Parmi les figures imposées de l’univers lynchien, celle que Sailor et Lula porte à son paroxysme – et qui continue de donner au film une certaine puissance, par-delà ses défauts – est sans doute la lutte entre la sauvagerie du réel et l’innocence du désir, ici incarnée par la fuite en avant contrariée des deux héros. « Ce serait beau si on pouvait rester amoureux toute notre vie », s’exclame naïvement Lula, avant de constater tristement, dans une référence explicite au Magicien d’Oz, que le couple est tombé « en panne sur la route de briques jaunes ». Davantage que les poursuivants et les mauvaises rencontres, c’est l’immobilité qui menace Sailor et Lula à chaque étape de leur voyage et, à travers elle, la panne pure et simple du sentiment et du désir. Le moindre arrêt devient alors synonyme d’un anéantissement potentiel. Lorsque Sailor se gare pour porter secours à la victime d’un accident, Lula semble moins s’émouvoir de la mort de la jeune fille que du fait d’en être témoin (« Elle va mourir sous nos yeux », « elle est morte sous nos yeux »), comme si la mort des autres pouvait devenir contagieuse dès lors qu’on s’arrête pour y assister. Plus tard, la longue halte dans un motel et la rencontre avec le truand Bobby Peru s’accompagnent d’une forme de dévitalisation du personnage de Lula, qui tombe rapidement malade et frotte nerveusement ses talons rouges (autre référence au film de Victor Fleming) contre la moquette d’une chambre miteuse.
Face à cette angoisse de l’inertie, c’est le plaisir charnel qui fait office de carburant, que ce soit sous la forme d’une danse déchaînée au bord de la route ou d’une scène d’amour. À chaque fois, une forte lumière irradie l’écran, qu’il s’agisse d’un filtre coloré ou d’un crépuscule aveuglant, comme si le mouvement des corps réchauffait l’image en même temps qu’il rechargeait le désir des personnages, les immunisant pour un temps contre la froideur du monde. La scène finale, qui condense tous les excès de pathos et le kitsch assumé de Sailor et Lula, reprend aussi cette belle dichotomie entre la puissance du désir et l’inertie qui menace toujours d’en entraver le mouvement. Surplombant une file de voitures à l’arrêt, Sailor passe d’une toiture à l’autre et traverse en courant l’embouteillage pour rejoindre Lula et lui déclarer sa flamme dans la langue d’Elvis. Sous un coucher de soleil éclatant, la jeune femme se tord de plaisir et les deux amants relancent ensemble la machine à récits, faisant feu de tout bois : de la mièvrerie comme de l’horreur, du vulgaire comme du sublime.