Si Thor : Ragnarok ne rompt pas la monotonie des productions Marvel, il a le mérite de mettre en exergue ce qui anime aujourd’hui le projet de la franchise Avengers. Dès ses premières minutes, Ragnarok donne pourtant des gages de rupture : d’un côté la tragédie shakespearienne du premier volet fait place nette à la farce et l’autodérision, de l’autre la lancée du récit formule la promesse d’une dislocation de la mécanique qui structure en filigrane les récits de super-héros. La mise en place du feuilleté narratif repose ainsi sur une série de trouées qui prennent littéralement la forme de différents portails permettant de passer d’une couche à une autre : le Bifröst d’Asgard, les cercles magiques du Docteur Strange, ou encore la porte verdâtre d’où s’échappe la grande méchante du film, campée par une Cate Blanchett en roue libre. Où mène cette porosité des pixels ? La réponse qu’apporte le film n’est d’abord pas sans intriguer : dans une décharge à ciel ouvert, ciel creusé de différents trous d’où tombent les rebuts perdus du cosmos. Qui règne en maître sur cette décharge en dehors du temps et de l’espace où les choses ne vieillissent pas ? Un tyran cabotin joué par Jeff Goldblum, « Le Grand Maître, « l’Originel ». Le choix de l’acteur n’est bien entendu pas anodin : Goldblum est l’emblème de deux blockbusters des 1990 qui ont posé les jalons (la destruction massive dans Independence Day, le recours aux CGI dans Jurassic Park) des divertissements hollywoodiens d’aujourd’hui (il n’est d’ailleurs pas le seul acteur venu de Jurassic Park – son compère Sam Neill y apparaît aussi le temps d’une scène). La décharge où se croisent le nouveau et l’ancien, une imagerie kitsch et la sophistication des effets numériques, se présente ainsi autant comme un terrain de jeu forain qu’un retour à l’origine – et il est en cela logique que s’y terre Hulk, être de pulsions qui refoule dans ce paradis du divertissement les traumas de son alter ego raisonné, Bruce Banner.
L’obsession du film pour les trous a d’ailleurs quelque chose d’ouvertement régressif – Thor et ses compères quitteront la dite décharge en empruntant un autre trou/portail spatio-temporel désigné par le nom « d’Anus de Satan » –, mais sa signification profonde est à rebours des pistes lancées initialement. Non seulement Ragnarok ne fait de cette décharge qu’une parenthèse dans un récit qui finit là où il a commencé (même la scène d’ouverture, apparemment autonome, a une fonction dans la résolution finale), mais de plus le chaos du décor révèle in fine sa dimension mécanique – chaque personnage rencontré constituant la pièce d’une narration peu surprenante et au fond bien huilée, ce dont le film a conscience, en témoignent les gags qui tentent de désamorcer, par l’autodérision, la nature prévisible et répétitive des rebondissements. C’est un autre trou qui donne la clef qui manquait pour comprendre où allait le film depuis le début : le trou qui se creuse sur le visage même de Thor, énucléé au cours de la bataille finale. Ce trou n’est pas la marque d’une transformation profonde mais constitue l’accomplissement de la destinée tracée dès le premier épisode des aventures du Dieu nordique : désormais semblable à son père Odin, Thor peut enfin devenir roi et boucler ainsi le programme narratif, que chaque film Marvel semble désormais masquer par une fausse singularité (ici, le détour pop) à même de le distinguer de ses cousins. En donnant l’impression d’emprunter des chemins de traverse, Ragnarok ne faisait en vérité qu’avancer tout droit.