Le festival nous avait déjà fait le coup il y a trois ans avec En avant, jeunesse ! de Pedro Costa : projeter son film le plus exigeant un dernier jour de compétition, là où l’attention se relâche, où l’on s’endort plus facilement, où les quolibets fusent plus haut et les sièges claquent plus fort que d’habitude. Résultat : à l’heure de la distribution des bons points par un jury de toute façon peu inspiré, Visage fut complètement ignoré. On ne peut s’empêcher de voir là les signes d’un sacrifice : sacrifice du film au profit d’une montée des marches assez alléchante pour clore ces dix jours en fanfare, amassant sur le tapis rouge – excusez du peu – Fanny Ardant, Nathalie Baye, Laetitia Casta et Jean-Pierre Léaud. Et les noms asiatiques ? On repassera plus tard… Pourtant, on tenait là peut-être le plus beau film présenté en compétition cette année, et certainement le plus aventureux. On peut le dire : les notions d’imaginaire, de rêverie, de fantasmagorie, qui nous viennent à la vision des films de Tsai, ne s’imposent jamais au détriment d’un réalisme de la forme mais, au contraire, l’amplifient en lui adjoignant sa part de virtualité. Le cinéaste rejoint, avec ce film, le club très fermé des réalisateurs asiatiques invités à tourner à Paris par un producteur (ou un distributeur) français. Là, c’est le musée du Louvre qui s’y colle – en partie – comme l’avait fait celui d’Orsay avec Hou Hsiao Hsien. Les contraintes implicites qu’on peut imaginer sur le casting et les décors offrent au cinéma de Tsai une vitalité inattendue, le tirant des menaces de surplace qui se faisaient sentir dans les récents La Saveur de la pastèque et I Don’t Want to Sleep Alone, alors même que l’exercice de la coproduction intercontinentale, tendance mécénat, laissait augurer du pire. Finalement, c’est bien plus qu’une simple rencontre avec la France qui se joue ici : le fantôme d’un de ses réalisateurs les plus reconnus, François Truffaut, flotte sur tout le film. Vingt-cinq ans après sa mort, ses acteurs emblématiques y sont réunis comme jamais auparavant.
L’histoire qui nous est contée est celle d’un tournage, c’est à dire celle du cinéma en train de se faire : le mythe de Salomé, mis en images par un cinéaste taïwanais (Lee Kang-Sheng), avec Mlle Casta dans le rôle-titre et Jean-Pierre Léaud dans celui du roi Hérode. Non content de jouer au jeu des interférences, Visage plonge dans un abîme d’échos, de reflets, où le tournage dans le film s’apparente au tournage du film, où chacun interprète, sous une pile de masques et de plumes, son propre rôle. Il y a une scène qui le définit tout entier : dans un coin enneigé du jardin des Tuileries, le décor est installé pour tourner la prochaine scène de Salomé ; il s’agit d’un labyrinthe de miroirs, dressé parmi les arbres et dont les multiples reflets brouillent tout repère spatial. Un cerf, lâché en plein milieu, ne s’y retrouve plus et cogne ses bois contre une glace. Vastes compositions plastiques, burlesque de l’étirement.
Alors que le tournage part à vau-l’eau – et lors d’une pipe mémorable – le cinéaste-personnage apprend le décès de sa mère. Il retourne alors illico à Taipei pour ses funérailles, suivi de près par sa productrice (Fanny Ardant) qui tente de rétablir un peu d’ordre dans tout ce bazar. Visage, à l’image des meilleurs films rencontrés au festival cette année, ressemble à une grande boîte fourre-tout, où se bousculent une multitude de visions, de matières, d’étoffes, de couleurs, de chansons. Cette belle boîte-là, somptueusement ouvragée, marquetée dans le détail avec un soin infini, est un peu la chambre verte de Tsai dédiée au défunt François, l’ami inconnu et aimé qui hante son cinéma au moins depuis Et là-bas quelle heure est-il ?, comme le fantôme récalcitrant de sa mère hante Lee Kang-Sheng dans son appartement de Taipei. Visage se tient à la croisée de deux héritages : la Nouvelle Vague et le grand esprit du surréalisme.