Film-labyrinthe, film-somme du cinéma lynchien, Mulholland Drive, plus gros succès public du réalisateur américain, a marqué les esprits lors de sa sortie en salle en 2001. Revisitation du polar mâtiné d’un onirisme propre à David Lynch, Mulholland Drive se présente comme une expérience sensorielle extrême. Toutefois, le métrage se veut aussi un travail réflexif sur Hollywood et le langage cinématographique, travail brillamment mis en lumière par Julien Achemchame dans son ouvrage, même si son analyse, érudite et parfois trop universitaire aura du mal à intéresser les non-initiés.
Docteur en études cinématographiques, Julien Achemchame tente dans son essai d’éclairer le cinéma de Lynch, Mulholland Drive en tête, à travers deux prismes : la narration cinématographique selon le réalisateur et la dimension citationnelle de son œuvre.
Les films de Lynch brillent par le brouillage des repères habituellement connus du public. L’espace et le temps, les deux piliers narratifs classiques, subissent chez le réalisateur des bouleversements profonds, qui ont pour visée de plonger le public dans une expérience où le réalisme n’est que façade et le scénario un alibi rapidement oublié. Julien Achemchame souligne d’emblée les traits caractéristiques de ce cinéma, particulièrement dans le triptyque Twin Peaks : Fire Walk with Me / Lost Highway / Mulholland Drive. Objets plastiques (l’auteur insiste à de nombreuses reprises sur la formation artistique de Lynch), ces trois films questionnent le langage cinématographique. Angles de prises de vue, fondu au noir, flou, travail sonore, montage, tous les « outils » à disposition du cinéaste trouvent chez Lynch (et spécifiquement dans Mulholland Drive) un usage quasi inédit. La syntaxe lynchienne ne cherche pas à raconter une histoire de manière littérale ou cursive mais elle invite le spectateur à une expérience émotionnelle. Selon Achemchame, Lynch désire susciter angoisse et peur, extase et horreur par un agencement d’images a priori illogiques. Mais chez Lynch, la forme contient le fond. Chaque image, chaque son font sens, hétérogènes et pourtant parfaitement harmonieux.
En insistant sur la genèse de Mulholland Drive (un pilote de série à l’origine), l’auteur parvient à mettre en lumière la singularité du film, le non sens qui l’irrigue, sa forme rhizomique et non linéaire. Malgré un lexique parfois obscur et des démonstrations capillo-tractées, la lecture de cette première partie donne non pas des clés pour comprendre Mulholland Drive mais plutôt un abécédaire, valable pour ce film mais aussi pour toute la filmographie de Lynch. Créant des ponts entre ses courts-métrages (The Alphabet), ses premières œuvres (Eraserhead) et son chef d’œuvre (Mulholland Drive), Achemchame verbalise l’indicible, met à jour les motifs récurrents au cœur de l’œuvre de Lynch, donnant une irrésistible envie de s’y replonger.
Dans un deuxième temps, l’auteur se consacre à l’aspect citationnel de Mulholland Drive. Avare quant à ses références cinématographiques, Lynch n’en est pas moins révérencieux face à certaines grandes figures et genres du septième art. Alors que le réalisateur cite régulièrement Sunset Boulevard de Billy Wilder (encore un lieu hollywoodien), Achemchame dresse lui une liste bien plus exhaustive des différents courants qui traversent le film. Comédie musicale, polar, mélodrame, western, tous les genres hollywoodiens sont revisités et réinterprétés. Piochant aussi bien du côté d’Alfred Hitchcock pour le sous-texte sexuel et les figures psychotiques, de Robert Aldrich pour l’excessivité émotionnelle des personnages ou encore de Federico Fellini pour l’onirisme, Achemchame fait résonner des pans entiers du cinéma, transformant Mulholland Drive (et les deux autres films du trio) en creuset cinéphilique absolu. Encore une fois, si certains rapprochements paraissent un peu poussifs (la prétendue référence à Roman Polanski dans Twin Peaks : Fire Walk with Me), une large part de l’analyse de l’auteur impressionne par sa pertinence.
Ardu à décrypter, Entre l’œil et la réalité : le lieu du cinéma n’en procure pas moins un réel plaisir de lecture. Travail intellectuel, l’essai laisse un peu de côté la dimension purement sensitive et subjective du travail de Lynch. Mais armé d’un tel ouvrage, le visionnage de Mulholland Drive déploiera de nouvelles facettes, de nouvelles interrogations sans pour autant perdre son aura mystérieuse. Un film définitivement inépuisable.