À défaut d’être le premier à proposer une progression par défilement sur un plan en 2D (appelé scrolling), Super Mario Bros. fait office de jeu fondateur en la matière par l’efficacité de sa proposition. Toujours situé plus ou moins au centre de l’image, le petit plombier vu de profil avance vers la droite, dans une trajectoire en sens unique. La marche arrière est proscrite, rendue impossible par l’immobilisation de la caméra tant que le personnage ne poursuit pas sa route dans la bonne direction – le bord gauche du cadre constituant un mur infranchissable contre lequel Mario bute s’il fait demi-tour. Le bord de droite demeure quant à lui perpétuellement inatteignable, la caméra reprenant son avancée dès que le personnage se trouve de nouveau au milieu du cadre.
Super Mario Bros. repose ainsi sur deux postulats conflictuels de game design. Le premier consiste à inviter le joueur à la découverte, puisqu’il est nécessaire d’avancer pour que la caméra ancrée au personnage dévoile de nouvelles épreuves par glissement latéral (contrairement à un jeu comme Pac-Man dans lequel le joueur doit survivre le plus longtemps possible dans un niveau entièrement contenu dans les limites de l’écran). Le deuxième postulat revient à contraindre ce même joueur à suivre une direction unique pour atteindre le but du jeu. Si ce n’est pour débusquer quelques passages secrets, il n’est jamais question ici d’exploration au sens propre : il s’agit uniquement d’avancer pour arriver à destination. Fait amusant, lorsqu’à la fin du premier monde le joueur pense avoir atteint son but, un personnage nous informe que « la princesse est dans un autre château ». Une question se pose alors : à quelle distance se trouve vraiment la fin de la route ? Alors que les niveaux s’enchaînent, le bout du chemin semble toujours hors de portée : un nouveau château, une princesse toujours absente, un monde supplémentaire à parcourir. Malgré l’apparente simplicité de sa formule, Super Mario Bros. se trouve ainsi traversé d’une dichotomie qui hante le jeu vidéo depuis ses débuts : sa capacité à générer un sentiment de liberté en même temps qu’une certaine forme de claustrophobie. Or depuis quelques années, certains créateurs travaillent ce paradoxe en marchant dans les pas du jeu de leur enfance, par une judicieuse utilisation de ce fameux scrolling, rendu à sa plus simple expression.
Planet Alpha : bouclé à double tour
Pensé comme un réel mouvement de caméra, le défilement horizontal peut être utilisé comme un procédé formel mis sciemment au service d’une narration. Planet Alpha propose par exemple une variation intéressante autour de l’idée de trajectoire en ligne droite. Le joueur y incarne un personnage en scaphandre qui doit survivre sur une planète étrangère où il s’est perdu pour une raison inconnue. Un défilement plus ou moins horizontal mais surtout ininterrompu s’entame alors, la visite de cette planète se faisant au moyen d’un long et spectaculaire travelling en quasi « plan séquence ». Sauf que, chose surprenante : jamais la question de sa destination ne se pose clairement. Or, à la toute fin, le survivant se retrouve purement et simplement à son point de départ, sans aucune autre forme d’explication.
Cette construction inattendue se pare d’un lourd sentiment de déception, voire de trahison, la trajectoire empruntée ne prenant précisément pas la forme d’une ligne droite, mais d’une boucle. Au-delà de l’incohérence diégétique qui surgit, un autre problème se pose : à quoi bon avoir parcouru tout ce chemin pour revenir à son point de départ ? L’expérience dans sa totalité semble avoir été privée d’un de ses fondements, tant une fin paraît nécessaire dès lors qu’il existe un début. Recommencer le voyage une deuxième fois revêt de ce fait un caractère absurde, alors même que le jeu reste inchangé. Étonnant constat, comme si l’existence d’une issue à atteindre hors-champ donnait un sens à la démarche, comme s’il fallait être de passage et non coincé dans cet univers pour réellement en profiter. La claustrophobie reprend le pas : sans fin, les impressionnants panoramas en extérieur prennent les contours d’une cage. Il existe en fait une issue, comme une concession des créateurs du jeu pour donner une finalité à tout cela, sans que jamais un indice clair ne soit donné en ce sens. En collectant quatre gemmes disséminées ici et là, un mécanisme s’active au point d’arrivée. Au lieu de recommencer encore une fois le parcours, un vaisseau se construit autour du personnage et le propulse, hors champ, vers le haut de l’écran. La caméra reprend alors son inexorable glissement vers la droite, telle une prison en mouvement mais sans prisonnier à l’intérieur.
Inside : voie sans issue
Délaissant lui aussi le découpage en niveaux distincts, Inside place le joueur dans une situation de fuite dès ses premiers instants, sans même que l’on sache en quoi consiste véritablement la menace. Faisceaux de lampes torches qui balaient la nuit, chiens en laisse : tous les signes indiquent qu’une traque a commencé. Là encore le scrolling dévoile le monde du jeu au fur et à mesure de l’avancée du personnage et, comme dans Planet Alpha, rien n’est indiqué quant à la résolution narrative si ce n’est l’intuition, encore plus marquée, qu’il faut sortir d’ici. D’une forêt, le joueur accède ainsi à des installations agricoles, puis à des environnements orwelliens habité par des êtres robotiques aux gestes cadencés. Il traverse des usines puis des mines remplies d’esclaves : chaque nouvelle étape semble marquer une progression dans la manifestation de la servitude. Le personnage arrive finalement dans une sorte de grand complexe peuplé de scientifiques qui l’observent dans ses gesticulations. Une mise en abîme s’esquisse : le joueur pénétrerait-il au cœur du mécanisme du jeu lui-même pour y rencontrer ses concepteurs ? Le jeu représenterait-il dans ce cas le stade ultime de la captivité ?
Dans un finale des plus surprenants, le personnage intègre un amas de corps (l’ensemble de la communauté des autres joueurs, peut-être ?) pour former une sorte d’immense masse roulant vers l’avant, emportée par son propre poids. Les scientifiques mettent alors tout en œuvre pour bloquer la progression du monstre, qui détruit portes et obstacles pour continuer son avancée. Une perspective rassurante se dessine néanmoins : la force du nombre pourrait l’emporter, alors que la masse grouillante parvient s’extraire du laboratoire pour dévaler une falaise. Sauf qu’en lieu et place d’une libération, voilà ce corps informe définitivement arrêté sur une plage. Stoppée par l’océan, la caméra est elle aussi bloquée dans son avancée : le bord-droite demeurera tout aussi inaccessible que dans Super Mario Bros., l’ailleurs se révélant de nouveau hors d’atteinte.
La morale est-elle affaire de scrolling ?
Comme lors de la première fin de Planet Alpha, la possibilité d’une fuite était donc un leurre, le personnage demeurant toujours à l’intérieur du cadre tandis que défile le générique. À la promesse illusoire d’une liberté vidéoludique totale si commune dans les jeux triple‑A, ces deux titres répondent ainsi par une expérience de l’enfermement. Dans cette optique, le choix de l’usage du scrolling s’avère extrêmement pertinent. En effet, par la simplicité de la ligne à suivre (d’un point A situé à gauche à un point B situé à droite, hors champ), les règles de game design de Planet Alpha et Inside ont cette particularité de faire fusionner les notions de progression et de déplacement. On ne gagne pas le jeu en remplissant des quêtes, et il est encore moins question d’effectuer le meilleur score ou d’accumuler des ressources. Concernant les ennemis, à l’inverse de Super Mario Bros., ces derniers se font rares et ne peuvent être vaincus par la seule force du personnage. Il n’y a par ailleurs aucun mécanisme permettant de renforcer ses facultés via des systèmes d’armes ou de capacités supplémentaires. Bien au contraire, dans Inside la transformation finale offrant temporairement l’illusion de devenir plus fort nous condamne à demeurer inerte en dernier lieu, ce qui contrarie définitivement la possibilité d’une fuite.
La récompense offerte par le jeu ne consiste donc pas en un gain de puissance, ni même à atteindre une destination : il s’agit uniquement de déplacer le champ de la caméra pour révéler le monde à parcourir, et de ce fait la nature véritable du voyage. Dans les deux cas, il s’agit de récits initiatiques sur la vulnérabilité d’un corps face à son environnement, et l’aide qui peut y être trouvée pour peu que l’on y prête attention. Car ce sont les habitants de ce monde (humains, animaux, végétaux et même machines) qui sont à l’origine des points de blocage comme des solutions pour les dépasser : il n’y a qu’en les observant que l’on peut poursuivre la route. La notion de compétition est inefficiente dans ces jeux, seule une démarche de progrès prévaut, que cela concerne le déplacement dans l’espace ou la compréhension de l’univers et de ses règles. Sans interface pendant les phases de jeu (aucune barre de vie ni d’endurance), l’intégralité de l’image se retrouve dédiée à ces écosystèmes virtuels dans lesquels voir est nécessaire pour avancer (et vice-versa). Tout le jeu consiste dès lors à appréhender ces mondes étrangers tout en faisant preuve de modestie : les êtres virtuels que l’on croise ne sont plus à considérer comme des inférieurs, mais plutôt comme des égaux que l’on côtoie le temps de notre captivité – c’est en cela que consiste peut-être la seule évasion véritable.