Deuxième volet d’une série d’articles consacrée au level-design dans le jeu vidéo.
À quoi mesure-t-on la réussite d’un level-design de jeu vidéo ? À sa capacité à mettre en forme et à définir, dans et par l’espace, la trajectoire ludique d’un titre. Nous l’avons vu avec The Last Guardian, dans lequel le level-design organise un échange constant avec les autres aspects du jeu pour former un tout cohérent et guidé par une dynamique générale. Il arrive cependant que le level-design soit subordonné à un simple concept, à une idée écrasante qui le défigure et le vide de sa substance. C’est le cas du dernier God of War, dans lequel Kratos a quitté la Grèce Antique et élu domicile en terres nordiques, offrant un nouveau départ à la série. Outre quelques changements plus ou moins mineurs (mécaniques héritées du RPG, intrigue plus mature, etc.), le jeu s’articule autour d’un nouveau principe fondateur : comme évoqué lors d’un podcast consacré aux cinématiques, il fait le pari de la continuité et propose de suivre les nouvelles aventures de Kratos en une sorte de long « plan-séquence » ininterrompu. De l’aveu même du concepteur du jeu, ce principe de continuité s’est imposé dès le début du développement, dans une volonté de moderniser la franchise par un catégorique « refus de la coupe » – qu’il s’agisse du montage cinématographique de l’action qui caractérisait les précédents épisodes (nous sommes désormais plus proche d’un plan-séquence de Hard Boiled de John Woo, référence revendiquée par le studio) ou du découpage des espaces de jeu, dorénavant plus étendus et reliés les uns aux autres (suivant l’idéal du monde ouvert convoqué aujourd’hui dans la majorité des jeux Triple‑A).
Le problème de la buffer zone
À une échelle globale, un tel parti pris s’avère lourd de conséquences sur la structure du jeu. Contrairement aux précédents épisodes, ce nouveau God of War se voit en effet contraint de respecter une unité spatio-temporelle, de maintenir une continuité absolue tout en proposant toujours des environnements et des situations de jeu variés. Pour y parvenir, il n’a autre choix que de multiplier les « zones tampons » (ou « buffer zones »), une solution de level-design qui consiste à établir, pour des besoins techniques ou des considérations rythmiques, des aires de transition entre les différents lieux où prend place l’action principale. Ces zones tampons désignent généralement des salles d’attente en forme de sas, récurrentes dans le jeu vidéo, où le joueur doit attendre un certain laps de temps avant que la porte qui lui fait face ne s’ouvre sur un nouvel espace. Elles peuvent aussi se référer, dans le cas qui nous intéresse, aux transitions naturelles ou artificielles (cours d’eau, chemins de terre, ponts, ascenseurs, etc.) qui permettent de passer d’un environnement à un autre sans recourir à la coupe. Présentes en plus petit nombre dans les précédents titres de la saga, ces zones intermédiaires semblent en tout cas s’affirmer comme la solution miracle aux problèmes posés par l’absence de coupe : d’un côté elles dissimulent d’éventuels temps de chargement et permettent d’offrir au joueur une carte à la fois variée et unifiée, de l’autre elles insufflent un rythme plus apaisé au récit, qui laisse le temps à ses personnages d’exister en dehors des bains de sang (Kratos et son films Atreus comblent les temps morts induits par les zones tampons en conversant). Conscients des avantages induits par ces buffer zones, les créateurs de God of War ont fini par leur donner logiquement une place de premier choix. La carte du royaume de Midgard se déploie ainsi autour d’une immense zone tampon, le lac des neuf, au milieu duquel se trouve une autre, plus petite mais plus importante encore : le Temple de Tyr, qui abrite une version miniature de l’Arbre-Monde permettant au joueur d’accéder aux différents royaumes de la mythologie nordique (Helheim, Alfheim, Jotunheim, etc.). Sur le lac, le joueur a la possibilité de naviguer puis de suivre un cours d’eau pour accéder à une zone en particulier, mais il peut également manœuvrer un pont au dessus des eaux pour atteindre un lieu inaccessible en bateau. Quant au Temple de Tyr et à l’Arbre-Monde situé en son milieu, ils cachent une stèle où le joueur peut choisir un monde à visiter en faisant tourner un cadran, ce qui ouvre ensuite une porte l’orientant vers le royaume de son choix.
Dans les deux cas, ces zones intermédiaires s’ouvrent sur des espaces isolés les uns des autres, auxquels il est impossible d’accéder autrement. La buffer zone ne se contente plus seulement de « faire le lien » : elle devient l’épicentre du jeu, le point nodal qui en définit toute l’organisation. De sorte que si le monde de God of War reste ouvert à l’exploration, en cela que le joueur peut visiter à l’envi les pans disponibles de la carte, ses contours se limitent au fond à un simple réseau en étoile, un système centralisé dont les différents embranchements dépendent d’une même interface. Il ne s’agit donc pas vraiment d’un monde « ouvert » tel qu’on l’entend habituellement (une vaste étendue qu’il est possible d’explorer depuis n’importe quel point), mais plutôt d’un univers étroit où le joueur n’a d’autre choix que de multiplier les aller-retours. Le raccord, sans coupe visible, des différents environnements et espaces du jeu s’opère ainsi au prix d’une tout autre continuité, ludique cette fois-ci : le « voyage » de Kratos et d’Atreus (telle qu’est nommée la quête principale dans les menus du jeu) se résume à une série de va-et-vient contraints.
Sur le chemin du retour
Les conséquences de ce principe sur le level-design du jeu sont encore plus nettes à une échelle réduite : celle des différents niveaux où se déroule l’action principale, hors de la buffer zone centrale. Chaque niveau de God of War – au bout desquels le joueur doit systématiquement récupérer un artefact important pour l’avancée du récit – propose grosso modo le même parcours : une alternance entre phases de combat, énigmes, séquences de plateforme et final boss. Les espaces proposés dans ces donjons ressemblent en tout point à ceux des précédents épisodes de la saga. Il s’agit d’environnements sinueux, de petites arènes et couloirs malmenés ou détruits par notre passage, qui ne peuvent être parcourus qu’en sens unique. Ce type de level-design, récurrent dans le genre du beat’em all, exige du joueur qu’il avance tête baissée ou qu’il gravisse une montagne jusqu’à son sommet sans jamais regarder en arrière. Or on sait 1) que la carte de Midgard est conçue de façon à ce que le joueur soit contraint de revenir sans cesse en son milieu, puis 2) que le principe de continuité doit être maintenu à tout prix. Le jeu doit dès lors trouver une solution qui permette au joueur de revenir sur ses pas sans recourir à une ellipse ou à un écran de chargement.
Dans un des niveaux du jeu qui se déroule à Helheim, le royaume des enfers dans la mythologie nordique, Kratos doit récupérer un objet magique afin de soigner son fils, mal en point à ce stade du récit. À l’aller, tout se déroule normalement, avec un level-design varié et tortueux, dans la pure tradition de la série. Une fois le boss final vaincu et l’artefact convoité récupéré, le joueur est invité à rebrousser chemin avant qu’un personnage secondaire n’apparaisse et ne lui octroie une nouvelle compétence. Que nous offre le level-design à ce moment-là ? Quelques portes à ouvrir à l’aide de ce nouveau pouvoir, puis une route en ligne droite, un long couloir qu’il est possible de traverser sans encombre en slalomant entre des ennemis qui se présentent à nous en file indienne. Sans grand intérêt, cette séquence échoue à inclure la perspective d’un aller-retour autrement qu’en scindant le level-design du jeu en deux parties distinctes : d’abord un aller riche et varié, ensuite un retour d’une grande pauvreté ludique qui aurait pu, sans l’obligation d’obéir à la loi du « plan-séquence », faire l’objet d’une ellipse. Un autre niveau livre un retour encore plus superficiel que celui de Helheim, où il n’est même plus question de jouir brièvement d’une nouvelle compétence ou d’enchaîner quelques combats dans un espace en forme de long corridor. Au début de l’aventure, le joueur atteint le sommet d’une montagne après un long périple constitué de situations variées (escalade, énigmes, phases de plateformes, arènes mouvantes et combat face à un dragon), puis comprend qu’il va falloir rebrousser chemin. À cet instant, il semble pourtant difficile d’envisager un retour accéléré et simplifié comme à Helheim, qui partirait du pic de la montagne pour arriver sans trop de détours à la buffer zone centrale. Le jeu use alors d’un étonnant tour de passe-passe : un portail s’ouvre et permet au joueur de passer sur une branche de l’Arbre-Monde pour atteindre directement le Temple de Tyr. Comme un voyage rapide en forme de raccourci mystique, le joueur traverse une première porte, avance le long d’un couloir, puis passe par un second portail avant d’arriver à destination. Il va sans dire que les deux portes ne forment en vérité qu’un seul et même portail, à l’intérieur duquel se trouve une énième zone tampon – un autre écran de chargement maquillé en une situation de jeu somme toute très limitée.
C’est dans ces moments là que God of War fait face à une véritable impasse : le jeu se révèle incapable d’adapter le level-design de ses niveaux à son principe de continuité sans en appauvrir la dynamique ludique ou recourir à ce type de subterfuges aux contours assez grossiers. Une telle impasse en dit long sur la façon dont la tenue du « plan-séquence » semble avoir été privilégiée au détriment des principes et des logiques plus souterraines que peut impliquer un jeu d’une telle envergure.