Premier volet d’une série d’articles consacrée au level-design dans le jeu vidéo.
Par un art de la disposition spatiale que l’on nomme level-design, le jeu vidéo organise différents éléments dans l’espace de manière à guider un déplacement, un regard ou une interaction. Premier constat passionnant : cette fonction ludique et directionnelle du level-design, qui rejoint celle que peut jouer ailleurs la lumière, prend souvent la forme d’une incomplétude, d’un manque ou d’une faille dans l’espace que le joueur est invité à combler. Dans un Zelda, par exemple, une salle vide dans un donjon cache toujours quelque chose ; les lieux sont presque systématiquement déserts dans les walking simulators (dans Everybody’s Gone to the Rapture, mais aussi dans Journey, The Witness ou The Stanley Parable) ; tandis que, exemple encore plus probant, l’espace de The Unfinished Swan est lui-même « manquant », le joueur étant chargé de révéler l’espace en projetant de la peinture noire sur des murs invisibles. Quand il s’agit de donner au joueur la possibilité d’être à son tour un architecte, l’espace fait aussi l’étalage d’un vide à remplir : un monde sauvage qui attend d’être remodelé dans Minecraft, un terrain vierge où construire son foyer dans Les Sims, une première maison sans meuble ni décoration dans Animal Crossing. Dans les jeux de plateforme, ce manque au sein de l’espace est un problème récurrent. Le genre consistant à faire l’expérience du vide et de niveaux striés de béances, en sautant de bloc en bloc au-dessus des limbes, il en est même la condition. Ce n’est pas pour rien si Jumpman, avant de s’appeler Mario et d’endosser la casquette d’un plombier, était désigné comme un charpentier dont la mission consistait à gravir, dans Donkey Kong, un échafaudage formé d’échelles brisées : dès ses débuts, le jeu de plateforme prenait place dans un espace fragmenté.
L’expérience de la faille
Dans ce rapport étroit à l’incomplétude, les ruines semblent particulièrement adaptées à l’épanouissement du genre. Après avoir subi le passage du temps, ces édifices, initialement conçus pour être parcourus sans encombre, posent par leurs aspérités et leur fragilité un réel défi à quiconque tente de les traverser. On en retrouve dans les classiques du jeu de plateforme (Sonic, Rayman, Crash Bandicoot), comme dans d’autres séries intégrant régulièrement des phases de sauts (Prince of Persia, Tomb Raider ou encore Uncharted, pour ne citer qu’eux). Espaces lacunaires au possible, ils composent l’intégralité de The Last Guardian, dernier volet d’une trilogie chapeautée par Fumito Ueda et constituée de Ico et de Shadow of the Colossus – deux titres déjà marqués par un penchant pour les vieilles pierres et les châteaux à l’abandon. Le principe est simple : le joueur incarne un jeune garçon qui doit collaborer avec une créature chimérique, nommée Trico, pour espérer quitter une citadelle ancestrale aux allures de sinistre Babylone. Mystérieuse et inhabitée, la ville n’est en fait qu’un labyrinthe vertical, composé d’un amas de couloirs, de ponts et de tourelles laissés en friches. Soit un terrain de jeu idéal pour s’adonner aux acrobaties habituelles du platformer, à ceci près que cette singulière ascension n’a rien d’une partie de plaisir ou d’un challenge grisant à la Celeste. Aucune jouissance n’est en effet à tirer d’une progression vite empêchée par ce qui, dans le même temps, la rend possible : les ruines, avec les creux de l’érosion, permettent l’avancée du joueur mais le menacent, en rappelant le duo à la gravité ou en bloquant son passage par des effondrements soudains. En découle notamment une séquence mémorable, où le joueur et son fidèle compagnon doivent traverser un pont en forme de gigantesque échafaudage. Sa destruction ne semble au départ pas souhaitable, en ce qu’elle signerait la chute du joueur et la fin de la partie. L’écroulement d’une partie est pourtant nécessaire : la présence de glyphes dans le décor empêchant la créature d’avancer, le tandem ne peut plus progresser sans s’attaquer à cet espace déjà abîmé par les années. Le joueur doit alors pousser deux chariots sur lesquels sont fixées les glyphes afin de les faire tomber dans le vide, ce qui entraîne à chaque fois l’affaissement d’un pan de la structure. Il s’agit d’apprivoiser la ruine, d’en exploiter les béances et de faire de sa fragilité un atout, en conjuguant sa propre avancée à la destruction d’une partie du décor. Le second chariot projeté dans le vide entraîne toutefois la destruction de la totalité du pont, et pousse Trico à s’accrocher tant bien que mal à une corniche en espérant qu’elle ne s’écroule pas à son tour : un équilibre doit être trouvé entre la destruction et la préservation de cette architecture précaire.

Par là, The Last Guardian propose un level-design dynamique, faisant de l’espace une donnée flexible et malléable. Bien que la cité abandonnée semble figée à tout jamais, elle se révèle, par sa fragilité même, ouverte à différentes transformations. L’architecture des lieux est modifiable sous le poids d’un corps imposant ou bien ouverte à une exploration en profondeur, lorsque le joueur découvre un embranchement secret grâce à la petite taille de son avatar. De nombreuses séquences sont ainsi basées sur le déplacement d’éléments dans l’espace afin d’ouvrir une porte ou une trappe (leviers, dalles de pression, chaînes, échelles, etc.), quand il n’est pas tout simplement question de détruire un mur ou de faire tomber une colonne de pierre pour accéder à un nouveau lieu. À l’inverse, d’autres phases de jeu reposent sur une altération excessive de l’architecture, lorsque le joueur est par exemple contraint de descendre de plusieurs niveaux à la suite de l’effondrement d’une tour à la moitié du jeu.

Le trou
S’il est difficile de progresser dans la cité de The Last Guardian, le joueur n’a d’autre choix que de s’enfoncer dans la moindre brèche afin d’atteindre son sommet. À la manière de Shadow of the Colossus, dont la désertification poussait le joueur à suivre le chemin de la lumière, l’évidement de la ville l’invite ici à se concentrer sur cette seule et unique tâche : avancer, sauter, grimper et se faufiler coûte que coûte dans toutes les failles qui se présentent. C’est que la composition de cet entrelacs de ruines tentaculaires évoque elle-même l’idée d’un vide à combler : située au fond d’un cratère géant, la cité compense son propre enfouissement par une délirante verticalité, invitant le joueur à s’extraire de son trou en s’élevant vers le ciel. Le dévoilement de la cité s’opère en ce sens par l’entremise de deux belles cut-scenes, entrecoupées d’une courte phase de jeu. D’abord cloîtré dans un temple au tout début de l’aventure, le joueur n’a pas encore tout à fait conscience d’être au fond d’un trou. Après une brève coopération entre l’avatar et Trico pour s’extirper des premières salles, les deux sont séparés lorsque le joueur se faufile dans une petite ouverture puis regarde derrière-lui la créature à travers un oculus. Leur séparation est de courte durée : tandis que le joueur s’éloigne de l’animal, Trico se fraie un passage à travers la roche, puis s’élance en direction d’une immense faille où la tour principale de la cité nous est pour la première fois donnée à voir.

Cette invitation à compenser une lacune ou une béance ne se limite toutefois pas à quelques cut-scenes, mais guide bien au contraire l’ensemble du level-design et du gameplay. En termes d’espace, ce sont ces innombrables ouvertures, portes et tunnels que le joueur doit emprunter afin d’actionner un mécanisme et libérer le passage pour Trico. Mais ce sont aussi ces béances au sein desquelles la créature a tendance à introduire sa tête (comme un chat) et qui permettent au joueur de monter sur son dos. Trico peut également s’interposer entre deux plateformes éloignées l’une de l’autre, pour se substituer à un élément disparu dans cette architecture ravagée par le temps, quand sa queue fait bien souvent office de corde d’escalade en l’absence d’échelle ou d’escalier. En ce qui concerne les mécaniques de jeu, la dynamique est similaire et consiste à mettre le joueur en face de ses carences. Aux commandes d’un avatar fragile et maladroit, le joueur doit se démener pour contrôler avec précision les mouvements du jeune garçon. Quant à Trico, il est certes possible de le diriger, mais il ne répond que partiellement aux ordres qui lui sont donnés et n’en fait bien souvent qu’à sa tête. Contrairement à Shadow of the Colossus, le joueur fait donc face à son impuissance et à l’impossibilité de plier l’altérité à ses besoins, l’espace autant que le gameplay appelant toujours à une forme d’humilité de sa part. La grande réussite de The Last Guardian est ainsi de tirer de cette incomplétude un modèle architectural (au fond d’un cratère, une ville, trouée comme du gruyère, s’élève vers le ciel) en même temps qu’un bel apprentissage, où l’avatar du joueur et l’IA de la créature doivent s’entraider en vue de dépasser leurs insuffisances et les béances de l’environnement.