En 2005, le palmarès du Festival de Cannes fut accueilli tièdement. Les frères Dardenne emportaient pour la seconde fois la Palme d’Or avec L’Enfant qui, formellement, s’inscrivait dans l’exacte lignée de Rosetta, leur première Palme d’or à Cannes six ans plus tôt. Rapidement, des voix se sont élevées devant cette redite qui relevait davantage d’un choix consensuel. Des rumeurs ont laissé entendre qu’Emir Kusturica, alors président du jury, se serait opposé à l’ultime consécration de Caché de Michael Haneke qui, en contrepartie, s’est « contenté » du Grand Prix du Jury.
Une Palme pour un film en demi-teinte qui parvient à mettre tout le monde d’accord n’encourage pas de grosses prises de risques et de nouvelles propositions cinématographiques. Certes, départager des films – de bonne, voire de très bonne qualité dans l’ensemble – n’est pas chose aisée mais peut être facilitée par l’engagement d’érudits qui ont une réelle connaissance de l’histoire du cinéma et de ses enjeux. Or, depuis de nombreuses années, on commence à s’indigner en sourdine du choix des membres du jury. Loin des anciennes éditions qui réunissaient critiques, hommes et femmes de lettres ou de théâtre (on y a notamment vu passer Jean Cocteau, Gabriel García Márquez, Françoise Giroud, Françoise Sagan, etc), grisés par l’aura du Festival dans le monde entier, les organisateurs ont délibérément opté pour le strass et les paillettes, preuve d’une certaine suffisance qui ne peut qu’entraver le libre exercice de la création. Quand la frontière entre l’art et l’industrie est aussi ténue, force est de constater qu’elle exclut la possible réconciliation entre les professionnels et le public.
Cette année, le jury était composé de huit personnes avec à sa tête un président, Wong Kar-Wai, dont les qualités de metteur en scène ne sont plus vraiment à démontrer. En revanche, à ses côtés, difficile de savoir qui est à même d’évaluer avec pertinence les qualités d’un film. Mis à part les talentueux Lucrecia Martel et Elia Suleiman, la majorité du jury était composée d’acteurs et d’actrices – dont l’inénarrable Monica Bellucci en quête de crédibilité – et d’un réalisateur français, Patrice Leconte, qui a dû réussir par accident trois ou quatre films dans toute sa carrière, quand il ne se corrompt pas à « mettre en scène » Les Bronzés 3 ou à fustiger le rôle essentiel de la critique.
À titre de comparaison, lorsque le festival consacre un film réellement important comme Paris Texas de Wim Wenders en 1984 ou encore Sous le soleil de Satan de Maurice Pialat en 1987 (ce qui provoque d’ailleurs les huées du public), le jury affiche un éclectisme et une crédibilité qu’il serait bien difficile de remettre en cause. En 1984, par exemple, le jury est composé de Dirk Bogarde (grand comédien), de Michel Deville et Stanley Donen (réalisateurs), Istvan Dosai (représentant de la cinémathèque), de Jorge Semprun (écrivain), de Vadim Yusov (directeur de la photographie), d’Ennio Morricone (compositeur), d’Arne Hestenes (journaliste) et enfin d’Isabelle Huppert (actrice). Même topo en 1987 : Yves Montand encadre Danièle Heymann (critique), Elem Klimov, Jerzy Skolimowski et Theo Angelopoulos (réalisateurs), Gerald Calderon et Jeremy Thomas (producteurs), Norman Mailer (écrivain) et Nicola Piovani (compositeur). Pas vraiment de strass, donc, mais du sérieux dans une approche du cinéma bien moins binaire qu’aujourd’hui (limitée essentiellement aux réalisateurs et aux acteurs). Mais le Festival de Cannes a tranché. Les minauderies et le décolleté plongeant de Monica Bellucci sont bien plus vendeurs que l’austérité d’un obscur critique de cinéma ou d’un directeur de la photographie. Et tant pis si Jamel Debbouze se trompe sur le prénom de l’anodin Patrice Leconte (Henri Leconte est tennisman, peut-être un futur juré en perspective?), les moins cinéphiles n’auront du coup pas l’impression d’avoir été snobés.
Bilan des courses : le palmarès s’est gardé de prendre de trop gros risques, donnant à chacun des prétendants son lot de consolation. Le Prix du scénario et un Prix d’interprétation féminine collectif plutôt prévisible – du moins pour l’actrice principale – mais mérité, pour Volver laissent entendre que Pedro Almodóvar, à chaque fois favori des pronostics, devra se contenter du moindre mal. Déjà en 1999, Tout sur ma mère s’était fait ravir les prix les plus prestigieux par Rosetta des frères Dardenne (déjà) et L’Humanité de Bruno Dumont, honoré cette année encore du Grand Prix du jury pour Flandres. L’histoire semble donc se répéter. Peu de risques également pour Babel du Mexicain Alejandro González Iñárritu dont la virtuosité tant vantée de la mise en scène s’est justement vue octroyer le Prix… de la mise en scène. Jusque-là rien d’illogique ni de surprenant. En décernant la Palme d’or à Ken Loach (70 ans, 22 longs métrages dont douze présentés à Cannes) pour Le vent se lève, difficile de ne pas se demander si cette récompense ne vient pas là pour couronner l’ensemble d’une carrière ponctuée de très grandes réussites (Kes, Family Life, Raining Stones, Ladybird) qui n’ont pourtant jamais reçu tel honneur.
Certains s’indignent qu’on laisse si peu de place à la nouvelle génération. Et pourtant, Cannes a su être ce vivier de « jeunes talents », justement récompensés pour leurs premières œuvres. Ainsi, en 1976, Martin Scorsese, âgé seulement de 34 ans, reçoit la Palme d’or pour son quatrième long métrage de fiction, Taxi Driver. Même constat en 1991 pour les frères Coen, auréolés du prix le plus prestigieux pour Barton Fink alors qu’ils n’ont même pas 40 ans et qu’ils présentent là leur quatrième long métrage également. Plus audacieux encore, Steven Soderbergh, 26 ans, et Quentin Tarantino, 31 ans, reçoivent tous les deux la Palme en 1989 et 1994 pour Sexe, mensonges et vidéo et Pulp Fiction. Quelle porte ouvre une Palme d’Or au Festival de Cannes ? Tarantino l’a dit lui-même : l’assurance de ne plus se faire rire au nez lorsque l’on est en quête de moyens pour la création d’un film. C’est précisément le cas pour les cinéastes précités. Si Gus Van Sant n’avait pas reçu de consécration internationale pour Elephant, que serait devenu l’indispensable Gerry, tourné pourtant un an plutôt ? C’est tout le paradoxe d’une époque qui feint l’originalité, tout en servant des discours des plus consensuels. Cannes 2006 plus politique ? Consacrer Ken Loach, c’est revendiquer un palmarès engagé, certes, mais pourtant contestable lorsque l’on choisit par exemple de ne pas décerner le moindre prix au Caïman de Nanni Moretti, film à la cause plus contemporaine.
Le classicisme aura donc dominé la compétition – mais aussi la sélection, laissant le cinéma américain à l’entrée du festival. Nulle trace du Southland Tales de Richard Kelly ou du A Scanner Darkly de Richard Linklater. Marie-Antoinette de Sofia Coppola, le chouchou de la critique, s’est consolé en recevant le Prix de l’Éducation Nationale (déjà attribué à Elephant de Gus Van Sant en 2003) alors que les détracteurs du film en costumes lui reprochent justement d’être à mille lieues des faits historiques et de la véritable personnalité de la reine guillotinée. Un film mal compris et attendu pour ce qu’il n’était pas, en somme.
Récompense certes prévisible mais méritée pour les cinq acteurs d’Indigènes de Rachid Bouchareb qui s’attaque avec courage au problème tabou de la non-reconnaissance des combattants nord-africains, alors au service de la France lors de la Seconde Guerre mondiale. Les cinq acteurs ont d’ailleurs un peu détonné – pour notre plus grand plaisir – dans l’ambiance plutôt étriquée de ce Festival où, décidément, les lueurs du monde réel finissent en projections aveuglantes.