La vision de films français à la Mostra peut être une expérience étrange pour un Français. Bien que la langue soit familière, la compréhension des dialogues est quelque peu perturbée par l’automatisme qui pousse le spectateur à lire malgré tout les sous-titres au bas de l’écran, fussent-ils en italien et en anglais (les sous-titres français n’existant tout simplement pas sur l’île). On note cependant une exception à ce phénomène : quand c’est Viggo Mortensen qui parle la langue, avec une accent aussi anguleux que ses traits et qui donne instantanément envie de lui prêter toute notre attention. L’acteur dano-américain qui, on le sait, est d’un naturel voyageur (on l’a constaté encore cette année dans Jauja) est ici à son aise dans le rôle du personnage principal de cette adaptation libre de la nouvelle L’Hôte d’Albert Camus, qui prend place en Algérie en 1954 au tout début des « événements » : un instituteur aussi isolé que son école au fond de l’Atlas, considéré par les colons comme un étranger bien qu’ayant été officier dans l’armée française (d’autant plus que ses élèves sont tous arabes), et par les Arabes comme un Français bien qu’il parle la langue locale et soit au fait de leur culture.
Dans notre équipe Critikat, il a été objecté que ce personnage « entre deux », militaire en retrait et humaniste, n’appartenant à aucun des deux camps qui s’affrontent autour de lui, avait quelque chose de conciliateur et rassurant, comme une figure de bonne conscience vis-à-vis de la guerre coloniale, dans une position confortable pour juger les uns et les autres (d’où une scène un brin didactique où il explique à un soldat français que celui-ci commet « un crime de guerre »). L’objection est recevable, mais le film dans son ensemble tend à la réfuter : le confort moral du personnage a ses limites, sa position de « ni-ni » devenant rapidement intenable — d’une façon ou d’une autre, il se compromet, un peu comme les personnages incarnés auparavant par Mortensen dans A History of Violence et Eastern Promises de Cronenberg. Même du haut de ses principes, son idée de se placer au-dessus des événements est une chimère.
Passer la frontière
C’est cette compromission qu’il porte et laisse apparaître de plus en plus, à mesure qu’il traverse les montagnes et renoue avec certains souvenirs laissés derrière lui. On l’a chargé, en tant qu’officier, d’escorter un homme accusé de meurtre (Reda Kateb) à la ville où il sera jugé et certainement condamné à mort. Il refuse et, alors que les cousins de la victime viennent chez lui tirer vengeance, se voit contraint à s’armer et à mener son hôte en lieu sûr, le plus loin possible. Celui-ci est tout son contraire : peu vaillant, mais décidé à son sort (pas par résignation mais par sacrifice, comprendra-t-on plus tard). Les conflits de caractères sont inévitables, auxquels participe l’amertume de l’instituteur d’avoir été sorti de sa neutralité gratifiante ; mais c’est aussi cette différence qui, par un principe de vases communicants d’intérêt de l’un envers l’autre, favorise la transmission et, par là, la compréhension mutuelle.
Ainsi Loin des hommes est-il moins un film sur la guerre d’Algérie qu’un film mettant en jeu, sur l’arrière-plan historique, l’acceptation de soi — de sa propension humaine à la violence — et une relation humaine nouée sur la question de l’importance qu’on accorde à sa vie. Le tout, joué sur un voyage à travers une nature aride et indifférente, constitue un film d’aventures vivant et réussi — on oserait presque dire un western, dont certaines situations-types (le territoire à investir, la loi des armes, la relation à l’indigène) pourraient avoir été décalquées ici. On le sait depuis au moins 1968, quand Tewfik Farès a réalisé Les Hors-la-Loi : les montagnes d’Afrique du Nord feraient un parfait décor de western, avec cette roche et cette poussière hostile, cette ligne d’horizon, cet espace propice au refuge à l’abri des lois. Les héros de Loin des hommes ont même leur frontière à conquérir : celle au-delà de laquelle tout retour en arrière, aux illusions antérieures, est définitivement impossible, et que les affrontements vont vite dessiner. C’est l’œuvre d’un jeune cinéaste, David Oelhoffen, moins intéressé par l’interrogation de l’histoire que par l’invocation de mânes cinématographiques. Mais il le fait avec habileté et sans ostentation, et surtout il sait au passage donner corps à des caractères et des questions humaines pas toujours bien traitées ailleurs. On pourrait dire que dans la petite catégorie des premiers films français présents à la Mostra, Loin des hommes réjouit plus que Terre battue. Mais cette comparaison n’a pas grand intérêt, pas plus que de savoir si le premier a une chance de figurer au palmarès : que pris pour lui-même, il ne soit pas un pur produit académique et sache s’intéresser à des enjeux de cinéma, voilà qui suffit à le rendre sympathique.