Unique film d’Hitchcock tourné pour la Fox, Lifeboat est resté célèbre dans l’histoire du cinéma pour son fameux huis-clos (neuf naufragés sur un canot de sauvetage), sa prouesse cinématographique (l’étroitesse du lieu opposée à l’espace environnant) et la présence inattendue et humoristique de la silhouette de Sir Alfred (sur la page d’un journal que déplie un naufragé, une publicité pour une cure d’amaigrissement). Ce long métrage met surtout en scène une petite guerre au sein d’une grande et rejoue à sa façon la partition militaire de 1940 – 41 alors que l’Allemagne était en position de vainqueur face aux Alliés.
« Plus nous nous disputerons, plus le canot sera petit et l’océan sera grand. » (Extrait du dialogue)
Après le torpillage d’un bateau américain par un sous-marin allemand, huit individus vont trouver refuge dans un canot de sauvetage : une journaliste, vaniteuse et délicieusement campée par Tallulah Bankhead (celle qui inspira Bette Davis pour incarner Margo Channing dans Eve − All about Eve, 1950), un graisseur plutôt communiste, un marin blessé à la jambe, le radio, un noir très croyant, une infirmière, une femme et son bébé, enfin un propriétaire d’usines. À ces huit passagers d’origines sociales et d’opinions politiques divergentes s’adjoint un neuvième : le commandant du sous-marin allemand, un nazi. La petite guerre s’amorce donc et les huit passagers, les Alliés, sont dans l’incapacité de prendre une décision face à l’Allemand, malin, polyglotte, et d’une force peu commune. Ils se soumettent à lui, au milieu de l’océan et, pendant qu’il rame et les emmène exactement où il le désire, les Alliés vont s’aimer, se détester et trouver bien des tracasseries à se faire. Lorsque finalement ils se rendront compte de la duplicité du commandant, ils le lyncheront, dans une scène autrement plus violente, étonnante et bouleversante car filmée en plan général de loin. Et c’est alors que se regroupant enfin, malgré tout, les différences, les sexes, les religions, les opinions politiques, ils vont tenter de survivre avant l’arrivée des secours. « Qu’est-ce qu’il faut faire avec ces gens-là ? », la dernière phrase du film prononcée par un des naufragés à l’encontre des nazis est ici présente pour intensifier le propos même du cinéaste : face à cette organisation parfaitement huilée, celle d’Adolf Hitler, il faut pouvoir à notre tour, nous démocrates de tous les pays, nous organiser et éviter de possibles paralysies ou incapacité à réagir. Ne l’oublions pas, en 1940 – 41, les Alliés sont en mauvaise posture face aux nazis triomphants. Et ce film de 1943 est surtout un rappel à l’ordre. Il eut d’ailleurs peu de succès à sa sortie à cause de l’absence de triomphalisme, un triomphalisme indispensable pour redynamiser les troupes d’alors. Alfred Hitchcock partit ensuite tourner deux courts métrages de propagande pour le ministère de l’Information britannique (Bon voyage et Pourquoi nous combattons).
Lifeboat fut intégralement tourné en studio. Et la prouesse réside donc en cette singulière idée scénaristique : ne travailler que sur un canot de sauvetage, par conséquent ne pouvoir prendre aucun recul et rester au plus près des acteurs (idée du lieu clos et de la gageure que le cinéaste affectionne avec des films comme La Corde ou Fenêtre sur cour). Les gros plans sont donc légion dans Lifeboat, et mettent ainsi en évidence autant les pertes de repères (spatiaux, temporels) que le conflit psychologique. Aucune possibilité de s’échapper et la tolérance doit être de mise pour instaurer un semblant d’ordre dans cette barque. Le superficiel est de suite éliminé (Connie perd sa caméra, son vison, sa machine à écrire par exemple), ne reste que le minimum vital et le maximum émotionnel. Hitchcock n’omet pas lui-même cette épuration et utilise avec parcimonie une musique, entièrement diégétique (la flûte de l’un des passagers). Humour forcément dans les dialogues et dans l’image où dès le premier travelling, celui qui montre l’ampleur du désastre (détritus, bouts de carcasse, noyé), un jeu d’échecs, des cartes à jouer et une raquette de tennis travaillent autant la nature morte que l’ironie du destin. Les fondus au noir sont réservés à l’Allemand, signe autrement plus fort d’un anéantissement inéluctable. Quelques cadrages presque surréalistes et d’une grande modernité (notamment ce plan de demi-ensemble de quatre passagers pris en contre-jour avec l’amorce d’une tête, celle du noir, seul homme profondément juste et qui récite une prière) viennent contrecarrer les champ-contrechamps de facture plus classique. S’instaure dès lors, entre ciel et mer, la longue dérive de ce que les Allemands ont jadis nommé la nef des fous : microcosme de petites folies (vanité, convoitise, gourmandise, …) et vrais délires. Nef qui ne cessera jamais de dériver, en d’autres époques, d’autres guerres, d’autres mers et d’autres cieux.