Une seule scène suffit-elle à sauver un film ? Une partie de la critique s’agrippe un peu trop souvent à cet espoir, une autre le rejette avec mépris. Le cas de Hitchcock paraît ardu : perclus de tous les tics modernes du biopic hollywoodien, il a tout du bibelot irrécupérable. Et pourtant… Parfois, le cinéphile doit se raccrocher à ce qu’il peut.
Le petit Hitchcock illustré
Hitchcock, c’est triste à dire, n’est plus seulement un nom : c’est désormais un label de prestige qu’il est facile de prendre pour caution. Or sous le prétexte de retracer les affres du tournage du film le plus sulfureux et risqué du maître, Psychose, c’est bien à la figure de ce dernier, au phare aveuglant qu’il est pour les cinéphiles, que s’attaque le film de Sacha Gervasi (qu’on a connu notamment comme coscénariste du gluant Terminal de Spielberg). Et pour ce faire, il n’y va pas par quatre chemins, mais hélas par celui ultra-balisé par les conventions qui ont défini le tout-venant du biopic hollywoodien depuis des décennies. Le plus déprimant avec les produits les plus paresseux du genre, ceux les plus ouvertement soumis à ces conventions, n’est pas que les ficelles scénaristiques, cosmétiques et esthétiques soient, à quelques afféteries près, les mêmes d’un film à l’autre. C’est surtout qu’on finit par ne plus voir qu’elles – que dans ce travail d’usine académique, les spécificités des sujets s’effacent devant les similaires et envahissantes démonstrations des procédés de fabrication. Ainsi, si captivantes que soient les personnalités de Hitchcock et de ses collaborateurs, ou les conditions dans lesquelles il produisit et réalisa Psychose, le film Hitchcock qui fait mine de s’y pencher ne fait que s’y reposer paresseusement, tout en y étalant fièrement les schémas qui ont présidé à son élaboration. Il faut dire que ces schémas ont un triste air de déjà-vu.
Le gros du récit se constitue de la mise en images appliquée mais sans idée de tout ce qu’on connaît plus ou moins d’Alfred Hitchcock et de Psychose, tout ce dont le moindre universitaire planchant sur le sujet fait déjà son miel. Citons en vrac l’excentricité et le non-conformisme du cinéaste, son puritanisme camouflant ses obsessions sexuelles (illustrées de manière tout à fait ridicule en le montrant caressant des photos d’actrices blondes…), la façon dont il faisait communier ses pulsions avec celles des spectateurs à travers ses films, son amertume d’avoir vu sa chère Grace Kelly renoncer à lui pour Monaco, l’homosexualité d’Anthony Perkins, enfin (c’est le gage de perspective nouvelle de ce biopic) le rôle discret mais déterminant de l’aimante épouse et collaboratrice de l’ombre Alma Reville, pour laquelle on nous concocte quelques scènes de ménage gratinées avec son animal de mari, ainsi que des soupçons réciproques d’adultère. Tout cela et plus encore est régurgité consciencieusement, énoncé telle une sèche synthèse de sources bibliographiques à peine romancées, mais surtout sans le moindre désir d’en tirer quelque relief cinématographique, la seule (et vague) source de vigueur du récit venant d’expédients, là encore, familiers : des comédiens mimétiques dûment grimés et coachés dans leur diction, et plus ou moins compétents pour insuffler une âme à ces artifices (Anthony Hopkins fait-il un bon Alfred Hitchcock ? C’est bien possible, les deux A.H. étant de grands cabotins…).
Trois minutes
Ne pas oublier l’ultime et dérisoire sophistication dont les inénarrables Un homme d’exception et La Dame de Fer ont déjà fait un improbable accessoire standard du genre : la projection de la face sombre du personnage central dans une figure imaginaire produite par son esprit, dont il peut tirer conversations et conseils plus ou moins avisés. Après la schizophrénie de John Nash, après le mari défunt de Margaret Thatcher, voici donc Ed Gein, le tueur en série qui a paraît-il inspiré Psychose, Le Silence des agneaux voire Massacre à la tronçonneuse, qui vient de temps à autre tailler une bavette avec « Hitch » pour lui donner un aperçu du côté tordu de la nature humaine. Même la compétence du second couteau Michael Wincott dans ce rôle ne fait pas oublier à quel point le procédé reste parfaitement grotesque, un gadget pour scénaristes et réalisateur incapables, en vérité, d’assumer la part humaine la plus trouble de leur sujet.
Mais alors, avec une barque aussi chargée, quelle est donc cette scène que nous évoquions au début, brève mais salutaire trouée dans un magma de médiocrité (au mieux) et de nullité (au pire) ? C’est vers la fin qu’arrive un climax qu’on ne saurait détailler sans déflorer, mais qui met en œuvre plus d’intuition de cinéma que dans tout le reste du film : un suspense comme prémisse, un déclenchement en hors-champ, une pantomime surprenante mais aussi comique qu’émouvante. Cela ne dure pas plus de trois minutes, cela se passe de tout blabla et de tout autre son qu’une musique reconnaissable entre mille, cela justifie même comme jamais les gesticulations de Hopkins, et cela synthétise parfaitement tout ce qu’il y a, au fond, à retenir du cinéma de Hitchcock : l’art d’un forain, d’un marionnettiste et d’un défricheur de l’humain tout à la fois, se reconnaissant dans son public et jouant avec lui tout en lui faisant entrevoir l’au-delà de ses interdits. On voudrait se persuader que cette seule scène justifierait le film entier, que l’application servile de Sacha Gervasi tendrait finalement vers une telle conclusion. Mais on aurait surtout aimé que tout le film Hitchcock sût se mettre au diapason de cette inspiration cinématographique soudaine, au lieu de s’en remettre à des recettes périmées.