Quarante-neuvième film des studios Disney, La Princesse et la grenouille est un conte de fées en musique empreint de nostalgie : celle du dessin en 2D à la main et des histoires de princesses, qui firent les grandes heures de la maison Mickey. Réalisateurs de grands succès Disney (La Petite Sirène, Aladdin), John Musker et Ron Clements ne font pourtant que des ronds dans l’eau marécageuse du bayou, malgré la qualité des spécialistes de l’animation et de la musique impliqués sur ce projet vintage au discours prétendument actuel et soi-disant cool.
Quand Disney veut rester dans le coup
Les derniers projets Disney en 2D ont été de véritables flops. La Planète au trésor (Clements & Musker, 2002) est passé inaperçue, quand La ferme se rebelle (Finn & Sanford, 2004) aurait mérité de ne jamais exister. Face au développement des techniques d’animation et à la concurrence croissante sur le marché du dessin animé de long-métrage, le film en 2D apparaît comme une catégorie moribonde. C’est donc le cœur palpitant que l’on se rend à la projection de La Princesse et la grenouille, comme on irait retrouver un ancien amour. D’entrée de jeu, le style rétro du film fascine. Dans un hommage évident à une ville meurtrie, décors colorés et arrière-plans soignés construisent une version sublimée de La Nouvelle-Orléans sur fond de clivages sociaux : des maisons à colonnades des quartiers blancs du centre-ville aux maisonnettes en bois des quartiers noirs de la périphérie. Le film joue allègrement sur la corde sensible de nos émotions et de notre mémoire. Pour les personnages, on retrouve le coup de crayon doux et fluide des grands classiques dédiés aux princesses ou prétendantes au titre, avant le développement d’un trait plus incisif avec les femmes d’action que sont Mulan et, dans une moindre mesure, Pocahontas.
L’héroïne de La Princesse et la grenouille apparaît comme la synthèse des figures féminines de Disney, alliant douceur et naïveté à une autonomie totale et une détermination sans faille. Tiana n’est pas seulement la première héroïne noire de ces studios, elle est surtout la plus indépendante et la plus crédible, ancrée dans une réalité bien américaine (et non dans une contrée lointaine et/ou indéfinie). Effrontée, intelligente et ambitieuse, elle est LA femme parfaite, parfaitement à même de filer des complexes à toutes les spectatrices adultes ! Si l’histoire se déroule dans les années 1920, la construction de ce personnage relève d’une actualité certaine. Comme bien des Américains de la classe populaire, Tiana cumule deux emplois sans sortir vraiment la tête de l’eau. Le Disney du XXIe siècle se doit d’être en phase avec son temps pour tenter de séduire aussi les plus grands. Mais l’héroïne obamaniesque a un sérieux problème d’Œdipe (ou d’Électre), qui la conduit parfois à oublier qu’elle a un cerveau et à devenir bien vénale. Ainsi, Tiana embrasse l’arrogant et fainéant prince Naveen, transformé en grenouille, car elle voit en lui un mécène potentiel pour réaliser le projet de restaurant de son défunt père. Bien punie, elle se retrouve batracienne aux côtés d’un prince déshérité. La dimension magique de cette fable sur l’incroyable ascension d’une pauvre petite Afro-Américaine est justifiée par la présence d’un sorcier vaudou au physique anguleux, participant au folklore louisianais d’un film soucieux de réalisme contextuel.
La nouvelle héroïne
Le film Disney n’oublie pas sa « mission éducative » : il faut respecter les différences de chacun, qui sont autant de richesses, et croire en la réussite sociale possible des minorités. Ainsi, dans ce récit initiatique jouant sur les frontières du réalisme et du merveilleux, Tiana et Naveen ne parviennent pas à retrouver forme humaine et doivent accepter leur corps batracien. Il eût été intéressant d’en rester là. Mais, dans l’univers Disney, impossible de ne pas sonner le glas de l’ordre patriarcal et de ne pas réaffirmer le retour de la norme. Tiana l’indépendante épouse Naveen, le gentil niais. La pauvresse devient princesse, le couple redevient humain et Madame parvient à acheter un local pour ouvrir son grand restaurant. Certes le prince est sans le sou, mais, tel que le récit est construit, sa présence mâle conditionne l’aboutissement du projet.
La trame scénaristique relève de la comédie du remariage : un homme et une femme, que tout oppose au départ, vont finir par s’unir après avoir traversé ensemble des événements inattendus. Le couple de La Princesse et la grenouille évoque surtout la comédie romantique américaine des années 2000, et plus particulièrement les productions Apatow, caractérisés par un renversement des rapports sociaux de sexe traditionnels. Des femmes financièrement autonomes et professionnellement performantes se trouvent confrontées à des hommes fragiles, en pleine crise identitaire et en rupture sociale. On se souvient ici du duo Katherine Heigl/Seth Rogen dans En cloque mode d’emploi (Judd Apatow, 2006) ou Kristen Bell/Jason Segel dans Sans Sarah, rien ne va (Nicholas Stoller, 2008). L’adaptation de ce modèle à un univers animé, voulu transgénérationnel, témoigne clairement de l’entreprise de lifting express de l’image Disney.
Vieux pots et meilleures soupes…
Le film n’en demeure pas moins un canevas parfait pour l’auto-citation… jusqu’à l’épuisement. Le processus avait été amorcé avec Il était une fois (Kevin Lima, 2007), où la parodie finissait par s’effacer derrière les gags surjoués et les situations ridicules. Le problème du deuxième degré, c’est la nécessité de passer d’abord par le premier et le danger d’y rester coincé. La Princesse et la grenouille étant plus ouvertement destiné à un jeune public, le film assume davantage sa mièvrerie, sans les complexes d’Il était une fois. On sourit en entendant Charlotte, jeune première décontractée et surexcitée, hurler un puissant « ce soir, mon prince viendraaaaa !! », qui nous rappelle la chanson de la gentille princesse évincée de son château dans Blanche-Neige et les sept nains (David Hand, 1938). De multiples effets de citation tendent à inscrire le film dans l’histoire de la production Disney et à draguer un public connaisseur. Louis l’alligator n’est pas sans rappeler le débonnaire Baloo du Livre de la jungle (Wolfgang Reitherman, 1967), dont le souvenir est prégnant dans les scènes dans le bayou. L’obscurité de ce décor hostile évoque également la noirceur des marais de Bernard et Bianca (A. Stevens, J. Lounsbery, W. Reitherman, 1977) où, deux tout petits animaux se débattaient là aussi dans de folles aventures. La robe bleue prêtée par la riche Charlotte à Tiana s’inspire du costume de bal de Cendrillon. On pourrait multiplier les exemples à l’envi. Au-delà des références à l’univers Disney, le parcours initiatique de Tiana, Naveen et de leurs nouveaux amis du bayou (l’alligator trompettiste qui veut jouer avec des humains et la luciole amoureuse d’une étoile) rappelle un grand classique du cinéma jeunesse : Le Magicien d’Oz (Victor Fleming & King Vidor, 1939). Mama Odie n’est finalement pas plus efficace que le magicien pour résoudre les problèmes de la petite bande, qui devra puiser dans ses propres ressources la force d’accomplir son destin. Bref, ce retour de Disney à la 2D s’avère être une vaste opération de recyclage. La Princesse et la grenouille, c’est une bouteille d’Orangina que l’on a bien secouée pour que la pulpe ne reste pas en bas. Mixer tous les ingrédients d’anciens succès dans un film d’une heure quarante ne constitue pourtant pas la recette d’une réussite garantie.
Prenons en compte le fait que ce film s’adresse en priorité à des enfants. Même en tentant de se mettre dans la peau d’un amateur de Disney de six ou sept ans, le film n’en reste pas moins décevant. La spécificité d’un dessin animé Disney réside dans l’intégration de passages musicaux. Une chanson Disney, c’est un texte et une mélodie que l’on reprend en chœur dans les cours d’écoles et que l’on est capable de fredonner des années plus tard. À chaque dessin animé, son thème principal, résumé de l’identité du film et produit dérivé lucratif qui plus est. On se souvient ainsi d’« Hakuna Matata » pour Le Roi Lion, de « Ce rêve bleu » pour Aladin ou d’« Un jour, mon Prince viendra » pour Blanche-Neige et les sept nains. Avec La Princesse et la grenouille, textes et mélodies glissent sur les oreilles sans laisser de trace, alors que la quantité de chansons fait frôler l’indigestion auditive. Même si La Nouvelle-Orléans est un centre névralgique du jazz et du gospel, trop est définitivement l’ennemi du bien. En outre, dans un dessin animé Disney, les chansons constituent des étapes importantes du déroulement narratif. Elles permettent aux personnages d’exprimer des émotions ou des secrets que la parole seule ne leur permet pas de formuler. Elles font évoluer les relations entre les protagonistes et favorisent la participation spectatorielle. Ici, elles ne servent à rien, à part allonger artificiellement la durée d’un récit peu consistant. Et le public de rester extérieur à ces élucubrations…