Reconnu comme le spécialiste du suspense au cinéma, Alfred Hitchcock a travaillé avec minutie sur le genre policier tout au long de sa carrière (du film à énigmes au film à suspense, du noir au thriller). Mais le cinéaste se plaisait aussi à explorer d’autres genres et à varier les tons le temps d’un long-métrage. Mais qui a tué Harry ? fait partie des écarts affectionnés par Hitchcock. Cette comédie est souvent vue comme un essai anecdotique dans sa filmographie. Pourtant tout l’art du maître est là, avec ses obsessions récurrentes, dans une forme presque synthétique.
Jeu de genres
Alfred Hitchcock n’est certainement pas étranger au rire, au regard de l’ironie qui parcourt l’ensemble de son œuvre. Le cinéaste s’est même laissé tenter franchement par la comédie à plusieurs reprises. Pendant sa période anglaise, Une femme disparaît (1938) tend vers la comédie d’espionnage avec une ironie prophétique à la veille de la Seconde Guerre mondiale, puis Mr and Mrs Smith (1941) s’affiche comme une screwball comedy de facture honnête. Avec Mais qui a tué Harry ? (1955), la comédie prend une forme radicale, où le non-sens et l’absurde règnent sur un décor faussement paradisiaque. Dans une décennie marquée par le film noir et le drame (du Crime était presque parfait, 1954, à Pas de printemps pour Marnie, 1964), l’histoire drolatique du pauvre Harry détonne. Échec critique et public à sa sortie, ce film a certainement surpris alors, comme il surprend encore aujourd’hui. Dans une atmosphère automnale, un jeune garçon parcourt la forêt, armé d’une mitraillette en plastique, et tombe nez à nez avec un corps inerte dans une clairière de carte postale, après avoir entendu plusieurs coups de feu. Le petit Arnie court prévenir sa charmante mère, Jennifer (Shirley MacLaine), alors que le capitaine Albert Wiles (Edmund Gwenn) s’approche du corps, persuadé de l’avoir atteint pendant sa partie de chasse. La vieille fille du village, Ivy Gravely (Mildred Natwick) ne s’étonne pas du tout de le voir tirer un cadavre par les pieds, puisqu’elle cache en fait son propre sentiment de culpabilité. Elle croit avoir mortellement frappé l’inconnu avec son talon. La maman du petit Arnie permettra de lever le voile sur l’identité du corps : Harry, le mari qu’elle a fui, revenait la chercher et elle l’aurait assommé avec une bouteille. Mais qui a donc asséné le coup fatal ?
Obsessions classiques
Mort et culpabilité constituent deux articulations majeures dans l’œuvre du cinéaste britannique. De nombreux héros hitchcockiens se battent pour prouver une innocence impossible à établir (Les 39 Marches, 1935, Jeune et Innocent, 1937, La Mort aux trousses, 1959…) ou, au contraire, s’acharnent à masquer une culpabilité certaine (Chantage, 1929, Soupçons, 1941, La Corde, 1948…). Avec Mais qui a tué Harry, le thème du faux coupable est investi avec fantaisie. La dialectique hitchcockienne se trouve bouleversée : tout le monde s’avoue coupable d’un meurtre qu’il n’a pas commis et personne ne cherche à s’en disculper. Dans un récit à énigmes, la quête du tueur peut rendre tout le monde suspect (et donc fébrile). Cela est vrai depuis les romans d’Agatha Christie jusqu’aux slasher movies. Pourtant, ici tout le monde s’avoue coupable en toute sérénité, comme si les personnages avaient assimilé eux-mêmes les règles du jeu policier. La mort ne suscite chez eux aucune émotion. Comment savoir alors qui a vraiment tué Harry ? L’identité du tueur s’avère être un heureux McGuffin. Cette quête, supposée sous-tendre la narration filmique, n’est qu’un prétexte au badinage de villageois au comportement futile. Le titre original du film est éloquent : The Trouble with Harry (Le problème/la difficulté avec Harry) dit bien le dérangement provoqué par cet importun, qui a osé venir mourir dans l’éden de personnages bien trop préoccupés par leurs histoires d’amour pour se soucier de son sort. Dans ce ballet aux accents vaudevillesques, un flegme déroutant et une bonne humeur inébranlable alimentent l’absurdité des situations. Au-dessus du corps d’Harry, on se confie, on se donne rendez-vous, on se dévore des yeux. La jeune veuve minaude face au peintre charmé, la vieille fille pouffe de rire face au capitaine confus. Tout ce petit monde s’agite dans des costumes colorés comme des marionnettes dans un castelet ou des figures imaginaires dans un livre d’enfants.
Travail d’orfèvre
La ressortie de cette étrange comédie restitue les images filmées en 1955 avec le système Vistavision, qui permettait le défilement horizontal d’une pellicule 35 mm avec des photogrammes à huit perforations au lieu de quatre et donnait une qualité alors inégalable. La restauration numérique fait aujourd’hui honneur aux couleurs de ce film en Technicolor, servi par la photographie très picturale de Robert Burks, dans les décors naturels du Vermont comme en studios. Mais qui a tué Harry ? trouve aussi son étrangeté dans cette esthétique volontairement saturée et lisse. L’angoisse ne naît pas tant des réactions incongrues et du manque d’affect des personnages que de l’artificialité d’un environnement qui semble les avoir contaminés, presque dévorés. La beauté du cadrage vient souligner cette impression latente d’un monde trop beau pour être vrai. Habituelle chez Hitchcock, la minutie de la composition trouve ici son paroxysme, en particulier pour les plans sur l’encombrant cadavre, filmé sous toutes les coutures, avec des angles de vue très tranchés (excusez le jeu de mots). Même les personnages se mêlent de le replacer convenablement dans le décor comme un vulgaire accessoire, afin que l’image soit parfaite. Ainsi le pied du défunt gêne la scène pastorale que le peintre souhaite immortaliser, mais sa présence ne l’interpelle pas. Avec Mais qui a tué Harry ?, le hors-champ n’existe plus, alors qu’il est si souvent utilisé pour créer tension et angoisse lorsque la mort s’invite au cinéma. Ici, la mort est toujours au centre de l’image et n’a même plus besoin de coffre pour se cacher comme dans La Corde. À plusieurs reprises, le corps d’Harry est déplacé, enterré et déterré, comme s’il ne trouvait jamais sa place dans l’espace, mais ne pouvait s’empêcher de ressurgir dans le champ.
Certes, on peut chercher bien des valeurs métaphoriques à ce film hors normes, mais le risque de surinterprétation n’est pas loin. Avec un réalisateur aujourd’hui sanctifié, Mais qui a tué Harry ? se devrait de posséder un ou plusieurs sens cachés. Aucune élucubration n’est interdite aujourd’hui, mais gageons qu’Alfred Hitchcock rirait bien de nos capillotractions. N’est-ce pas là la première entreprise du film ? Désarçonner, déranger, avec cette fiction aux décors minimalistes, repliée sur elle-même, comme une bulle condensant les composantes essentielles du monde hitchcockien dans leur forme la plus élémentaire. Sur la musique de Bernard Herrmann, auteur de la « Marche funèbre d’une marionnette » pour la série Alfred Hitchcock présente, le Maître utilise, sans en donner l’air, toute sa dextérité cinématographique pour tirer les ficelles et nous manipuler à sa guise… une fois de plus.