Une idée géniale propre à susciter de somptueuses visions (une mystérieuse épidémie transformant hommes et femmes en zombies suicidaires), le metteur en scène le plus élégant et sensible d’outre-Atlantique aux manettes : le projet ne laissait pas d’intriguer. Si Shyamalan se montre encore capable d’offrir de beaux moments de poésie et d’émotion, son film, en apparence plus nerveux que les précédents, s’avère singulièrement dévitalisé. Pas une catastrophe, mais une déception.
En fait, on s’attendait vaguement à une version animiste de La Guerre des mondes… Spielberg et Shyamalan ont en commun un don pour sertir leurs récits néo-classiques de visions puissantes, mythiques, sublimes apparitions s’adressant aux sens et à l’inconscient aussi bien qu’à la pensée. Ils ont aussi le don d’exaspérer, de ce côté de l’Atlantique, les innombrables bien-pensants – anti-américains, anti-famille, anti-croyance – bloqués sur des schémas idéologiques qui les empêchent de saisir la complexité et la sensibilité de leurs films. Bref, la perspective de voir l’univers merveilleux du chamane de Philadelphie contaminé par la sécheresse et la noirceur du blockbuster le plus stimulant de ces dernières années avait de quoi exciter. Espoir déçu : Phénomènes est brillamment découpé et se revendique bien des films d’invasion (façon Les Oiseaux ou La Nuit des morts-vivants), mais on est loin de l’étourdissante narration et de l’ampleur historique du film de Spielberg, fascinante machine à recycler les traumatismes du XXe siècle.
Restait la possibilité d’un film soutenu par la charpente des codes d’un genre mineur, bénéficiant du mélange vivifiant de modestie et d’audace qui est la marque des séries B. Après La Jeune Fille de l’eau, grand bazar méta-filmique aussi maladroit qu’émouvant où, saupoudrées d’une pointe d’aigreur et d’arrogance, étaient portées à ébullition toutes les composantes de son cinéma (interprétation des signes du monde et splendeur filmique, fausse roublardise et vraie empathie, tentation du kitsch et humour rédempteur), Shyamalan avait bien besoin de se renouveler : pourquoi ne pas faire profil bas ? Las, la simplicité de Phénomènes trace aussi bien ses lignes de forces que ses limites.
De la série B, le film retient une façon d’exposer ses ficelles, sautant de dialogues explicatifs (le début du film expose très explicitement et rapidement la situation, aidé par un personnage principal qui – c’est bien pratique – se trouve être prof de sciences naturelles) en notations apparemment gratuites (la blague graveleuse des ouvriers, le goût prononcé du pépiniériste pour les hot-dogs). Provient également de la série B le prétexte politique expédié sans complexe et le refus de s’embarrasser de véritables explications, au profit de questions pragmatiques, voire abstraites : il n’est nullement question ici de convaincre qui que ce soit que l’homme a fait du mal à la planète, mais plutôt de se demander ce qui se passerait si cette dernière se vengeait. Ce qu’une série B perd en subtilité, elle le gagne en efficacité.
La traduction française du titre, sans trahir vraiment l’esprit du film, l’auréole d’une solennité dont il est pourtant dénué. Le titre original, The Happening, met un accent plus adéquat et percutant sur la dimension d’événement : ce qui importe ici à Shyamalan ne réside plus dans le mystère même, dans les conditions d’apparition d’un phénomène tenu pour surnaturel, dans la question de la croyance qui se pose alors. Ici les choses arrivent : on peut bien s’ingénier à leur chercher une explication, il s’agit surtout de leur échapper.
Ainsi, pas de chausse-trappes dans la réalité ou dans le récit ; conséquemment, pas de twist final – si ce n’est un épilogue parisien dans la pure tradition du film d’épouvante : « et ça continue… » Au contraire, Shyamalan, qui semble s’amuser avec malice de ce qu’on attend de lui (des croyances new age), solde par une explication tout à fait rationnelle chaque épisode où émergeait la possibilité du surnaturel. Il est à ce titre un plan particulièrement savoureux, où Mark Wahlberg (par ailleurs étonnamment mauvais) parle à une plante qui s’avère être en plastique. Sur un mode moins humoristique, l’attente d’un dénouement sur le mode « c’est l’amour qui a vaincu la catastrophe » se voit sobrement déjouée : le phénomène s’était tout simplement arrêté avant que le couple et la fille ne bravent un vent supposé fatal pour se rejoindre pleins d’amour dans le jardin…
Malheureusement, le film ne parvient pas imbriquer dans la situation globale (les humains tombent comme des mouches) la situation individuelle qui sortira grandie de l’épreuve (un couple sans enfant en manque de confiance, une femme et une fille peinant à exprimer leurs émotions). C’est paradoxalement le début du film, bien que maladroit en termes de récit, qui reste le plus plaisant – notamment grâce aux images impressionnantes de corps amorphes, hagards, transformant leur instinct de survie en instinct de mort. Plus ça va, plus Shyamalan semble se concentrer sur ce qui l’a toujours intéressé sans retrouver la beauté des films précédents.
Si le prodige de la caméra se permet encore quelques plans mémorables (la caméra suivant au sol les pieds de trois personnes se donnant successivement la mort avec un même revolver sur le pavé philadelphien), il a remisé son goût pour l’exploration ouatée, lyrique et magique de l’énigme du monde et des sentiments humains. Il ne peut certes s’empêcher d’être le grand romantique qu’il est, filme à merveille le vent dans les arbres et les broussailles, sait rendre poignants des tableaux aussi convenus qu’un homme prenant dans ses bras une petite orpheline et fondant en larmes avec elle. S’il reste un artiste indispensable, c’est pour ces scènes où l’amour entre les personnages s’exprime dans toute son innocence, sa vérité intime, tout prescrit qu’il soit par les codes scénaristiques ou sociaux. Mais on ne retrouve ici qu’à l’état de réminiscences éparses ce qui faisait la grandeur de son cinéma. L’intensité et le trouble, la dialectique et la subtilité se sont évanouies – et avec elles, peut-être, l’essence de ce dernier.
Les petits malins qui regardaient le cinéaste de haut ont maintenant quelques vraies raisons de se gausser : pas d’E.T. ex machina, de monstre grotesque ou de nymphe de piscine ici, juste un scénario faiblard et une mise en scène peinant à extraire de l’enjeu narratif de la fuite une quelconque énergie, aussi bien qu’à creuser des sillons plus secrets de personnage à personnage ou entre ces derniers et le monde. Il y avait quelque audace à se débarrasser de certains de ses oripeaux emblématiques, à mettre à distance la magie pour se concentrer sur l’efficacité. Ce qui constituerait la nouveauté de ce film dans la filmographie de son auteur causerait aussi sa perte ? Voilà qui est cruel… Mais n’enfermons pas le réalisateur dans la prison de l’auteurisme ; espérons seulement qu’il revienne plus en forme.