Le 4 décembre dernier, la 11ème édition du Festival International de films de Bratislava s’achevait. Précisions que cette année, grâce à l’arrivée d’un nouveau directeur artistique : Matthieu Darras, la programmation se voulait novatrice, dense tout en étant plus lisible. Au programme, outre la compétition (12 longs métrages, 12 courts, 12 documentaires), des avants-premières, des focus spéciaux Brésil ou Slovaquie, un coup de projecteur sur l’actrice Hiam Abbass, et bien d’autres choses encore. Et si tout festival s’accompagne de la frustration de ne pouvoir tout voir, voici tout de même nos impressions, basées sur les fictions de la compétition officielle, sans oublier quelques choix personnels.
Crier sa douleur
Commençons par les longs-métrages de la compétition. Douze films donc et autant de pays représentés. L’esprit animant cette programmation officielle est à la découverte de talents, puisqu’il s’agit de premiers et deuxièmes films. Bien sûr, on reconnait certains noms, comme Philippe Van Leeuw, directeur de la photographie ayant collaboré avec Bruno Dumont ou Claire Denis. Signant ici son premier passage derrière la caméra, le cinéaste belge s’empare d’un sujet de l’ordre de l’intolérable. Le Jour où Dieu est parti en voyage est en effet une plongée dans l’atrocité du génocide perpétré au Rwanda en 1994 contre les Tutsi. Basé sur des témoignages réels, le récit opte néanmoins pour la fiction. Cependant ici, point d’entreprise spectaculaire de fictionnalisation du génocide. Aux antipodes d’un film comme Hôtel Rwanda, le parti pris est ici à l’épure. Bien sûr, certaines images transcrivent de manière frontale la folie sanguinaire et dévastatrice des Hutu. La bande son elle, est parasitée par les cris et les voix des bourreaux. Il n’est donc pas question d’éluder la représentation de l’horreur du massacre. Une pudeur est simplement à l’œuvre. Une distance essentielle. Même lorsque deux corps d’enfants sont jetés comme des vermines dans la poussière. Le réalisme développé par Le Jour où Dieu est parti en voyage se situe davantage sur le plan psychologique. Économe en contextualisation historique et géographique, le récit se concentre sur la fuite désespérée d’une femme vers des forêts impénétrables et des marais croupissants. Un homme, qu’elle sauve par instinct, l’accompagne un moment, la protège à son tour. Prétexte (superflu ?) pour faire comprendre qu’elle est déjà morte à l’intérieur. Hors norme, infra-humaine, sa souffrance à elle seule témoigne du destin macabre de toutes les victimes. Bien sûr un tel film invite à un nécessaire devoir de mémoire. Mais le choix d’une mise en scène fictive soulève quelques questions. Comme le dit très bien Raymond Depardon, il y a toujours une « responsabilité d’homme d’images à parler de la douleur ». Cette responsabilité s’adresse en partie au spectateur. Or, ressentir une empathie aussi intense face à la mise en scène de l’impensable peut engendrer un malaise profond, bien que difficile à mettre en mots. Rendons tout de même grâce à Ruth Nirere, dont l’extraordinaire performance lui a valu le Prix de la meilleure actrice (Jury Principal).
Autre film poignant de la compétition : Sirta La Gal Ba (Whisper with the Wind) de Shahram Alidi. S’il vient de remporter l’adhésion du jury étudiant à Brastilava, ce premier long métrage tourné au Kurdistan irakien s’était déjà fait remarquer à Cannes, recevant là-bas le Prix de la (Toute) Jeune Critique. Sillonnant les montages à bord d’une antique jeep, Mam Baldar, vieux postier barbu au beau regard bleu, transporte au prix de sa vie des K7 audio contenant des messages de résistance et d’espoir. Si l’un de ses voyages a pour but de capturer le cri d’un nouveau né – symbole de vie par excellence, voire ici, de survie –, son chemin n’en est pas moins criblé de traces mortifères : tombes profanées, corps ensevelis, mèches de cheveux à demi-enfouies dans la poussière… La beauté du film doit autant à sa force politique qu’à son lyrisme visuel très marqué. Certains plans sont d’ailleurs de véritables tableaux aux accents surréalistes. Là, un l’arbre ploie sous le poids de postes de radio confisqués. Ailleurs, de vieilles femmes endeuillées s’alignent parmi des piles de pierres désagrégées par le vent. Souvent audacieux‑, parfois saturé de symboles, l’esthétisme dont fait preuve Shahram Alidi sait en tout cas ménager des respirations au cœur de ce drame génocidaire qui frappa la communauté kurde à la fin des années 1980.
La terre abandonnée
L’autre film en compétition méritant amplement ses distinctions est Norteado. Si le sujet du film n’est pas nouveau – le franchissement clandestin de la frontière entre le Mexique et les États-Unis – le traitement que lui réserve Rigoberto Pérezcano est résolument inattendu, teinté d’une belle délicatesse poétique. Si le film dépeint d’un angle quasi documentaire l’aridité des périples où se lancent les immigrés clandestins (longue traversée silencieuse d’espaces désertiques, arrestations à la chaîne, attente au pied du mur), il installe en priorité son récit à Tijuana. Ville de l’entre-deux ; ville-limbes ? C’est en tout cas là qu’échoue Andrés, jeune clandestin originaire d’une zone rurale d’Oaxaca. Comme tant d’autres, il a donc décidé de troquer ses racines et sa famille contre le rêve américain. Mais ce pseudo Eldorado n’est pas à la portée de tous. Il faut s’y prendre à plusieurs fois. Risquer sa peau. S’entêter. Surtout, ne pas s’attacher en cours de route, même si un semblant de famille d’adoption se dessine. À l’image de la boutique de fruits et légumes où Andrés trouve refuge, Tijuana pourrait ressembler à un havre de paix. Là, par pure solidarité, deux femmes vont l’accueillir, l’apprivoiser, lui ouvrir leur cœur en toute confiance. Sauf que Tijuana n’est qu’un lieu de passage où l’on ne revient sans doute pas ; peut-être même un mirage dont il faut se méfier. À tort ? Face à l’appel des États-Unis, Tijuana reste le mauvais côté de la frontière. Difficile, la traversée est pourtant possible. Encore faut-il accepter de se rendre invisible, probablement anonyme à jamais. Dénué de la moindre fausse note, Norteado réjouit par son honnêteté et sa subtilité émotionnelle. Et même si le récit aborde une réalité brûlante d’actualité, il se veut avant tout galerie intime et touchante de portraits humains. Bien qu’éphémère et flirtant avec la badinerie amoureuse, l’amitié nouée entre les personnages semble incarner la seule et véritable terre d’accueil. Cela pourrait passer pour de la naïveté ; mais la justesse de l’interprétation nous fait penser tout le contraire.
Et puisqu’il est question de terre natale et de traversées, mentionnons ici le film turc Orada, drame familial sombre. De retour à Istanbul, Mazhar, jeune universitaire exilé en France, se doit de gérer le suicide de sa vieille mère et les rancœurs gangrénant le reste de la famille. Si le style visuel et la justesse narrative de certaines scènes – comme celle, magistrale, de l’enterrement – laisse présager du talent des cinéastes Hakki Kurtulus et Melik Saraçoglu, le film ne tient pas ses promesses sur la longueur, le récit devenant extrêmement redondant, bavard, sans surprise. Dommage.
Ma petite entreprise…
Enfin, à en croire deux autres films de la compétition, en temps de crise, rien ne vaut la satire. Il s’agit du réjouissant Rien de personnel de Mathias Gokalp, déjà sorti sur nos écrans, et brillamment chroniqué ici même. Si le film est reparti bredouille de Bratislava, il reste pour nous une belle surprise de l’année 2009 sur les rangs de notre production nationale.
L’autre film dont nous parlons est également un film choral, aux choix esthétiques forts. Véritable coup de cœur, ce bijou d’humour et d’inventivité n’est autre qu’Ilusiones Ópticas, co-production franco-chilienne que l’on doit à Cristián Jiménez. Déroulant plusieurs histoires parallèles sous la pluie et la brume de Valdivia, au Sud du Chili, Ilusiones Ópticas suit plusieurs personnages confrontés à d’importants changements dans leur vie. On rencontre ainsi Juan, un aveugle dépité d’avoir recouvré partiellement la vue, Rafael, un vigile de supermarché fou amoureux d’une bourgeoise cleptomane, sa sœur Manuela, jolie employée dans une compagnie privée d’Assurances maladie qui rêve de se refaire les seins, tandis que le supérieur de celle-ci, David, ne saisit pas très bien l’absurdité de son licenciement, pardon, « reconditionnement »… Tous aveuglés par la myriade d’illusions et de perfidies dont nos sociétés actuelles nous abreuvent, tout ce petit monde se croise dans les allées d’un mall gigantesque, où la température est inlassablement fixée à 24°C, hiver comme été. Et tous ou presque, finiront par apprendre à affronter l’ingratitude et la laideur du monde, en acceptant de regarder les autres en face, grandis par de nouvelles valeurs : la confiance et l’estime de soi… Drame comique, Ilusiones Ópticas possède un charme très Jacques Tati, grâce auquel chaque plan est admirablement exploré, dans toute sa profondeur de champs. Et si le cinéaste s’en prend aux dangers de la déculturation et de la déshumanisation guettant nos systèmes économiques et culturels, son regard est avant tout universel et humaniste. Ce qui ne l’empêche pas d’avoir un sens de l’humour particulièrement décapant ! Décidément, le cinéma chilien nous gâte cette année, après Tony Manero, La Nana ou le plus récent Huacho.
Douze courts et plus
Et s’il s’avère toujours fascinant de voir des aveugles évolués à l’écran, l’un des courts métrages en compétition réussissait avec brio ce parti-pris délicat. Tout premier film réalisé par Fabio Grassadonia et Antonio Piazza, Rita oscille entre la chronique familiale et le polar halluciné. Et si la part de non-dit, de mystère, parvient à créer une tension dramatique glaçante, l’originalité du film réside aussi dans un dispositif radical, imposant au spectateur d’être à hauteur d’enfant tout en le privant d’accès au contre-champ faisant face à Rita. Parmi les autres courts méritant d’être cités, n’oublions pas Caviar, ravissant portrait père-fille de Razvan Savescu, jeune Roumain très prometteur, Dime Que Yo de l’Espagnol Mateo Gil (scénariste fétiche d’Alejandro Amenábar) mais aussi l’énigmatique film d’animation Yellow Belly End, fable pop et apocalyptique où des hommes-animaux ont pour seule activité le suicide ou le spectacle de la mort. Ni court ni long, mais à coup sûr « ofniesque », le film sud coréen Don’t Step Out of the House de Jo Sung-hee mérite également d’être mentionné ici. Soutenu à Cannes par le programme Cinéfondation 2009, cet étrange film nous a littéralement paralysé sur notre siège sans qu’une seule goutte de sang ne soit versée, ou presque. À noter pareillement dans cette section « Cutting Edge », le documentaire Six de Çagla Zencirci et Guillaume Giovanetti. Tourné en quelques jours à Tokyo, mégalopole tentaculaire par excellence, le lieu convoité par le film est pourtant aux antipodes du visage ultra-moderne de la ville. Situé dans le quartier de Golden Gai, à la fois débit de boissons et mini-temple du cinéma, cet endroit riquiqui nommé « La Jetée » est en fait une tanière des amoureux du 7ème Art. Pas étonnant, puisque la propriétaire, Tomoyo Kawai, parfaitement francophone, est elle-même une grande cinéphile habituée du Festival de Cannes. Et si l’enjeu du film est de capturer avec tendresse et complicité quelques bribes de la vie de ces habitués, il réside surtout dans le portrait en creux de Kawai-san ; femme dont on fantasme la vie grâce aux murs de « La Jetée » et aux mots des autres, sans jamais la voir une seule seconde à l’écran.
Dernières séances
Et puisque toutes bonnes choses ont une fin, nous terminerons ici notre compte-rendu, conscients d’avoir délaissé beaucoup de films faute de les avoir vus. Avouons-le, même s’ils sont finalement peu nombreux, certains films nous ont déçu, comme le long métrage bulgare Eastern Plays de Kamen Kalev pourtant multi-primé, ou le seul film slovaque en compétition, Líštičky (Foxes), à la limite du pénible. Et mis à part le désincarné Micmacs à tire-larigot, la section hors-compétition « Golden Panorama » avait tout du sans-faute, entre les truculents Contes de l’âge d’or – projet collectif géré par Cristian Mungiu –, le dernier Michael Moore, mais aussi Persécution de Patrice Chéreau, Soul Kitchen de Fatih Akin, et l’éblouissant Fish Tank d’Andrea Arnold… Et si nous n’avons rien vu des panoramas slovaque et brésilien, excepté l’hypnotique histoire d’amour La Voie lactée de Lina Chamie (2007), notre frustration s’est atténuée du fait d’avoir pu savourer en avance l’excellent De la merditude des choses du Belge Felix Van Groeningen, très prochainement sur nos écrans. À J‑1 avant 2010 pour être plus précise.