Serpico et Un après-midi de chien (repris l’année dernière) témoignent d’une collaboration fructueuse entre Sidney Lumet et Al Pacino qu’on n’est pas prêt d’oublier. Le premier film de cette association ressort cette semaine. La classe, tout simplement.
En mettant côte à côte les films où joue Al Pacino, on est surpris par une certaine teneur dans ses choix : il y a les films de flics (Serpico, La Chasse, Mélodie pour un meurtre, Heat, Insomnia), de voyous (Le Parrain, Un après-midi de chien, Scarface, Dick Tracy, L’Impasse, Donnie Brasco) et bien sûr les autres. L’aisance qu’a l’acteur de passer de l’un (flic) à l’autre (voyou) tout en faisant se répondre les personnages de films en films a quelque chose de fascinant. Tout particulièrement dans Serpico, où Pacino se met dans la peau d’un policier undercover intègre, dont plusieurs éléments (biographiques) trouveront une résonance dans L’Impasse, soit vingt ans après.
Les débuts de Frank Serpico dans la police portent la marque d’un horizon incertain. D’abord parce que Sidney Lumet ouvre son film par un Serpico blessé au visage, fiévreux et hirsute et enchaîne sur le même, plus jeune, pur et vierge. Serpico demande du rosbif au dîner mais n’obtient que du gras. « Sois pas difficile, c’est gratuit » lui explique son collègue qui le met tout de suite au parfum des pratiques entre la police et les commerçants (nourritures gratuites contre omissions d’amendes). Serpico découvre ainsi un monde d’échanges et de combines. Plus tard, il comprendra avec colère comment ses coéquipiers traitent les criminels pour arrondir leur fin de mois, et engagera une lutte contre la corruption dans la police.
Travailler en tenue civile (undercover) aura plusieurs significations. La soirée hippie auquel Serpico est invité avec sa petite-amie du moment les met en évidence : faire le lien entre la rue et la loi, estomper les limites établies et surtout se fondre dans le décor urbain. Ce dernier point est le plus important compte tenu du fait que Sidney Lumet tourne dans un New York au bord de la crise. Les tournages dans la Grosse Pomme au début des années soixante-dix sont plus que préconisés et incite de cette façon une certaine forme de réalisme qui sied bien au film. Dès lors, comment réconcilier le cinéma de Lumet, l’aspect technique de celui-ci avec le caractère sauvage de la ville ? De cette fusion avec la métropole, la caméra enregistre une période de l’Amérique où s’opèrent plusieurs glissements significatifs : interchangeabilité d’individus en opposition les uns aux autres, romances impossibles, hiérarchie obscurcie… L’enjeu de Lumet est finalement le même que celui de Frank Serpico qui doit adapté son système moral à la jungle new-yorkaise et se laisser submerger (transformation physique) par le dehors, loin des préoccupations conservatrices de beaucoup de policiers avec qui il travaille. Être accessible tout en restant le même, voilà qui pourrait résumer une des obsessions de Frank Serpico.
Sauf que le domaine dans lequel Serpico travaille a tendance à effacer progressivement toute notion d’intime, de sorte que sa vie professionnelle déborde sur sa vie privée. Son foyer se retrouve très vite pris d’assaut par les soucis extérieurs. Serpico devient macho, paranoïaque, agressif. Et si ses relations amoureuses ne durent pas, c’est peut-être parce que le particulier lui échappe, lui devient étranger. Que reste-t-il donc de l’humain ? Un corps épuisé à force de refuser l’argent sale, usé par son obstination. On peine à voir Serpico dans son lit d’hôpital recevoir sa médaille à contrecœur et les larmes lui monter aux yeux : la reconnaissance de sa lutte a une apparence pour le moins désagréable, le dorée de l’objet agissant comme une ultime provocation. Pied de nez involontaire du système ou défaillance affective de ses hommes ?
La ressortie de Serpico permet en tout cas de revenir sur un film mal compris, La nuit nous appartient. Deux films, deux versions d’une même réaction, le passage de l’état liquide au solide. Bobby Green et Frank Serpico ont peu de choses en commun. Pourtant, leur parcours n’est pas si différent. Les remises de prix y ont remplacé les fêtes où l’argent coulait à flot (au début du film de James Gray) : là, le liquide (les larmes, la pluie, l’argent) s’est peu à peu solidifié et s’est reconstitué en une chose officielle, un simple badge/médaille bien moulé. Difficile de ne pas voir dans cette réduction la peur du figé, de l’émotion aplatie par l’écran. Pas d’inquiétude, l’émotion est ici intacte.