Le 3 août ressortait sur les écrans français le Satyricon de Fellini. Une œuvre baroque à souhait, évoquant son Casanova par bien des aspects. Une œuvre qui marque une période pour Fellini, après des films stylistiquement bien différents, comme La Strada ou La Dolce Vita. Le Fellini du Satyricon, c’est celui de la démesure et de la mise en scène de la décadence. Regard sur ce Fellini-là, au travers de trois films, Satyricon, Casanova et E la Nave Va.
Adaptation du roman éponyme attribué à Pétrone, Fellini Satyricon pourrait dérouter. Débarrassé de l’héritage néo-réaliste, le film annonce la nouvelle direction des œuvres du maestro. Dans la Rome antique, sous le règne de Néron – dont il n’est finalement pas question ici – le spectateur est amené à suivre les pérégrinations de deux jeunes et beaux étudiants, Encolpe et Ascylte guidés par un carpe diem omniprésent, le besoin de jouir de leur jeunesse : « Chaque instant peut être le dernier, dit le poète, alors remplis-le jusqu’à la nausée. »
La délimitation stricte du scénario importe moins ici que les symboles contenus dans les décors, les actes bruts et les citations d’œuvres littéraires. Car plus que toute autre interprétation, le Satyricon de Fellini procède d’une démesure de l’imagination, d’un énorme fantasme mis en image.
Le livre de Pétrone, que l’on peut considérer comme le premier roman picaresque européen, ne nous est parvenu que par fragments. Gravement malade, Fellini expliquait que ce livre, lu dans sa jeunesse, lui avait redonné goût à l’inspiration. Et ce sont précisément les lacunes du livre qui l’ont mené à cette profusion de scènes et d’images. Si le récit suit deux personnages, Encolpe et Ascylte, la plupart des scènes revendiquent la multitude : banquets, orgies, harem, représentation théâtrale dans le film, le résultat est d’une richesse extraordinaire. Multipliant les symboles, les citations de poètes antiques, latins et grecs, Fellini nous plonge dans un univers qui ne peut laisser indifférent. La recréation de la décadence de Rome exclut de fait l’interprétation purement historique. Amateurs de péplum, passez votre chemin (même s’il y a un point commun avec Ben Hur, les deux tournages comptant tous deux parmi ceux qui ont nécessité la plus intensive occupation des studios de la Cinecittà…), puisqu’à propos de son Satyricon, Fellini déclarait : « La Rome de la décadence est pour moi plus éloignée que la Lune…» Dès lors, on comprend mieux comment est défini l’espace-temps dans ce déluge de luxure et autres excès. Comme si le film se composait de plusieurs couches, de commentaires à différentes échelles. Le propos tend vers ce à quoi on reconnaît un film qui reste, c’est-à-dire une histoire universelle. La Rome antique devient ici le réceptacle de tout ce qui compose une société sur le déclin, rongée par l’avidité (de sexe, de nourriture, d’argent…), ressemblant ainsi à la nôtre par certains aspects. Encolpe et Ascylte, façonnés par la philosophie épicurienne, représentent l’éternelle odyssée de l’être humain face au mystère de la vie et du plaisir.
Œuvre baroque par excellence, le Satyricon de Fellini se loge dans l’écrin de la démesure : des scènes de la première partie plantées dans des galeries sombres comme du béton, saturées de couleurs franches sculptant l’espace comme autant de tableaux clair-obscurs où se lit toute la frénésie d’une comédie humaine jouée par des personnages grotesques, au grandiose des dimensions de la villa de riches patriciens proscrits investie par les deux compagnons pour une nuit… Tout découle de la profusion.
Le rôle de la bande-son est primordial comme dans Casanova. Elle n’est pas ici un simple habillage mais participe littéralement de l’atmosphère de la déchéance : plaintes, rires grossiers, bruissements faisant songer à des insectes grouillants, soupirs d’excitation…
Un tour de force : le néant mis en scène
Et pour cause : la musique des deux films est signée Nino Rota, compagnon de Fellini depuis son premier long-métrage, Le Cheik blanc, en 1952. La fameuse petite mélodie de clavecin métallique qui couvre tout le générique de début de Casanova est devenue célèbre. Et la bande-son du film reprend les mêmes matériaux que celle de Satyricon. À propos de son Casanova, Fellini – qui expliquait ne jamais revoir ses films et était donc incapable de porter un regard objectif – disait pourtant qu’il lui paraissait être son film « le plus achevé, le plus courageux ». Réalisé sept ans après Satyricon (entre-temps, il y aura eu Fellini-Roma), Casanova comporte de nombreux points communs avec l’œuvre inspirée de Pétrone.
Dans Casanova, il s’agit bien là aussi d’excès, d’une vie de jouissance pour éloigner la mort, pourtant omniprésente, comme le dit la femme géante à Casanova, personnage exubérant d’un pandémonium de nains, de bossus, de travestis et de stars déchues, qui parcourent tout le film : « Tes voyages à travers le corps des femmes, où te mènent-ils ? questionne la géante, nulle part !» Plus tard, le personnage d’Isabelle, rencontré dans la grandiose propriété d’une sorte d’alchimiste suisse, lui assène elle aussi une question sans appel : « Tu ne peux parler d’amour que par des images funèbres ? Peut-être que plus qu’aimer, tu désires mourir…» À propos de ce film, le critique Gilbert Salachas rappelle que Fellini « a voulu dénoncer l’imposture du mythe de Casanova. Éternel parasite, objet de plaisir, objet tout court, le Casanova n’intéresse personne, il amuse seulement la galerie. Champion de la petite mort, Casanova devient un emblème de mort. » Recordman du nombre de coïts, Casanova s’affronte en une joute sexuelle face à un valet, devant une cour excitée prenant les paris, dans une scène paroxystique emblématique de la caractéristique principale de Casanova : le néant.
L’opus fellinien, inspiré aussi d’une œuvre littéraire, L’Histoire de ma vie de Giacomo Casanova, libertin vénitien lettré qui parcourut l’Europe du 18ème siècle. Le réalisateur fait de Casanova une coquille vide, un pantin éternel prisonnier de son désir, en quête d’une âme. « Qu’est-ce que le baiser ?» demande-t-il lors d’une soirée, en regardant Henriette, un des grands amours de sa vie, qui lui échappera : « le désir de se perdre dans l’âme de l’aimée ». Se perdre, mourir d’amour, être au bord de l’évanouissement dans l’extase répétée des corps à corps, un thème commun aux personnages des deux films, comme pour éloigner l’angoisse de vivre, et celle d’être à soi-même.
Les mots à l’œuvre
Cinéaste de la démesure, dont les films présentent une esthétique incomparable – mouvements vifs de la caméra ouvrent sur la multitude de symboles, de couleurs, de rêves, d’interprétations – il est aussi un cinéaste des mots, et ce n’est pas un hasard s’il a adapté plusieurs œuvres littéraires. Giuseppe Rotunno, son directeur de la photographie sur la plupart de ses films (il a aussi travaillé quinze ans avec Visconti) parlait de Federico Fellini comme « d’une immense machine créatrice ». Avec des films comme Satyricon ou Casanova, le maestro a brisé les tabous moraux et esthétiques. Sous-tendant cette beauté visuelle, ce baroque exalté qu’on retrouve aussi dans les scènes Fellini-Roma : tandis que l’une s’apparente à un défilé de mode de cardinaux, somptueux tissus pour habiller une rigueur qui a le goût de la mort – le visage de la pseudo mariée de cette mascarade présente d’ailleurs l’apparence d’une tête de mort –, l’autre évoque des scènes-patchworks de rues dans la ville éternelle, entrelacs de scénettes populaires, mêlant groupes de hippies, belles Américaines, chanteurs de rue, policiers et intellectuels. Le message est presque politique, si l’on en accepte l’acception fellinienne. Dans le documentaire consacré à Fellini réalisé par Birgitta Ashoff, alors que débutait le tournage de Ginger et Fred (1985), la réalisatrice s’interroge sur la dimension politique des films de Fellini. Pour lui, ce message est bien présent dans la mesure où il raconte l’histoire des erreurs humaines.
Cette expression du baroque, entendu ici comme le premier outil de l’abondance, devient le moyen de la mise en abyme de l’artiste au travail dans son œuvre. Dans un film comme La Strada (1954), par exemple, le monde artistique est mis en scène comme un clin d’œil : monde bohème, du cirque, de l’errance et de la rencontre répétée du public. Mais l’histoire reste la charpente de tout le film. Si Roberto Rossellini reste le grand maître de Fellini, il explique lui-même s’en être affranchi pour réaliser des œuvres peut-être plus proches de lui.
Emblématique des messages distillés au fil de son œuvre, les citations d’intellectuels (les poètes latins du Satyricon, la vocation d’écrivain de Casanova…), les dialogues, sont finalement la voix de Fellini lui-même. C’est particulièrement clair dans Fellini-Roma, où le réalisateur intervient à plusieurs reprises en voix off, allant même jusqu’à dialoguer, et ainsi s’inclure à l’intérieur même de l’œuvre, avec ceux qui sont à l’image. Alors que Fellini suit Anna Magnani avec sa caméra, énumérant ses contrastes qui lui font dire qu’elle pourrait être le symbole de la ville, l’actrice se retourne, sur le seuil de sa porte, et lui assène, souriante : Federico, va dormir ! Parler à travers ses personnages, un classique pour tout artiste (sans même penser au Madame Bovary c’est moi ! de Flaubert). Ainsi, lorsque Gore Vidal, écrivain et scénariste américain, provocateur ayant choisi l’Italie pour vivre, s’installe au milieu d’une discussion lors d’un pique-nique de rue, on sait que ce qu’il va dire est la voix de Fellini. Gore Vidal explique que « Rome est la ville des illusions, et ce n’est pas par hasard qu’on y trouve le gouvernement, l’église et le cinéma, tous sources d’illusion ».
Le navire des illusions
E la nave va… Un navire qui transporte tout un monde d’illusions, une machinerie gigantesque. Une machinerie d’abord par son installation, puisque la reconstitution de cette immense paquebot de la profusion a été entièrement réalisée dans la studios de la Cinecittà, « la ville qui peut contenir toutes les autres », dixit Fellini lui-même, où il a créé tant de mondes différents. La scène se déroule avant le déclenchement de la Première guerre mondiale, imagerie de décadence moderne. Rassemblé pour une étrange croisière, le monde de l’opéra, avec son lot de cantatrices jalouses et ténors prétentieux, de chefs d’orchestre renommés et de critiques, embarque pour aller disperser sur une île les cendres de l’inégalée soprano Edmée Tetua.
Rythmé par des airs célèbres d’opéra, le navire file sur les flots jusqu’à ce que le commandant recueille des réfugiés serbes du début de la guerre. Ce sont alors deux mondes contrastés qui vont cohabiter : celui de l’art dans tout ce qu’il représente d’apparence et de vide, et celui de la vie difficile, baignée d’art elle aussi, mais un art populaire où l’on attrape son instrument pour se mettre à danser sur le pont du bateau.
Ce qui sépare ces deux mondes est le fossé de l’illusion créatrice. « Tout a déjà été dit et fait », s’assène à lui-même le journaliste Orlando, embarqué lui aussi pour un compte-rendu de cette drôle d’équipée sauvage. Comme dans Satyricon et Casanova, les relations humaines sont empreintes d’une douce sauvagerie, de mesquineries ; les uns sont des objets par rapport aux autres, aucun rapport profond et sincère n’est mis en scène. Les chanteurs s’exposent en duel singulier ; ce sera à qui poussera la plus longue et la plus haute note, comme ce sera à celui qui, dans Casanova, contentera le plus de fois sa partenaire. Car ce qui est mis en scène à nouveau, c’est bien la vacuité d’une époque qui « a déjà tout dit et fait » (elle va d’ailleurs s’effondrer avec la guerre).
Une fois de plus, avec E la Nave Va, réalisé en 1983, Federico Fellini nous délivre un message sur la création artistique. À la fin du film, on le voit d’ailleurs avec son équipe, sur le plateau de tournage, en plein travelling. Dans un article de septembre-octobre 2004 intitulé « La Machinerie fellinienne », Sylvie Sibra, spécialiste de l’œuvre de l’Italien, revient sur le principe du film. « Les voies du silence sont au commencement, écrit-elle, faisant référence aux toutes premières scènes du film, muettes. Ceux d’en bas, les machinistes de la salle des chaudières, ce sont eux qui font avancer le navire (l’équipe de réalisation). Vivant dans les entrailles de la bête, ils sont l’incarnation du monde fellinien dont le pôle se clôt au studio 5 de Cinecittà. Ce point d’origine, si bas en soi, est en réalité au sommet de la création duquel l’œuvre rayonne et se construit. Par conséquent, une fois le film terminé, nous sommes bien en peine de dire où fut le souffle initial. Invisible, caché, cette cosmologie à l’espace sacré et profane à la fois assigne et fixe le site à un ombilic, à un pivot : Federico Fellini. »
Un pivot qui délivre le même message dans les trois films évoqués : la création d’œuvre d’art est un moyen, peut-être provisoire, d’échapper à la mort. Les fresques sont fragiles – motif repris dans Satyricon et dans Fellini-Roma – mais la grâce peut venir de la création artistique. Le personnage d’Eumolpe, dans Satyricon, résume toute cette thèse en une phrase : « Les poètes meurent mais qu’importe si la poésie demeure. » Un message peu novateur, mais que Fellini a traité comme personne, parvenant à construire à partir du néant pour faire ressortir l’Unique œuvre, au-delà de la morale et des canons esthétiques.