La non-reconduction de Kenneth Branagh aux manettes des nouvelles aventures en solo du dieu nordique à la sauce Marvel a eu du bon, au moins sur le plan cosmétique. Les quelques scories formelles qui polluaient la vision du premier Thor — les cadrages obliques pour singer le dynamisme, les filtres dorés comme enluminure clinquante du royaume surnaturel d’Asgard — ont été mises au rebut pour des choix de direction artistique moins embarrassants. Les marques d’auteurisme futile se voient troquées contre une exécution plus fidèle et plus neutre. Gageons que le manque de personnalité de l’ensemble — suprématie du scénario, illustration tout juste compétente par la mise en scène — réveillera des esprits chagrins. Il leur faudra pourtant finir par admettre ceci : que la signature individuelle soit prestigieuse (Branagh, Joss Whedon, Shane Black…) ou plus anonyme, Marvel Studios reste le véritable maître d’œuvre, et la seule griffe durable sur ses produits reste celle de la maison. Et moins que les autres, Thor : Le Monde des Ténèbres pourra être considéré comme « un film de [nom de réalisateur]» — surtout quand on connaît l’expérience du pauvre Alan Taylor, exclu de la post-production tandis qu’on planifiait des remontages en série, des scènes additionnelles et même le remplacement du compositeur initialement choisi (Carter Burwell). Un « film de Marvel Studios » : c’est la seule signature qui lui convienne, et aux autres aussi. C’est certes la marque d’une structure industrielle, qui standardise, qui conforme, qui lisse pour le plus grand nombre. Mais ce peut être aussi — et dans le cas de Marvel Studios, ce l’est indubitablement — la garantie que certains réels et louables objectifs de cinéma, au-delà des calculs commerciaux, soient réalisés.
« Sortis du monolithisme de l’icône »
C’est un Thor politiquement renforcé, mais intimement fragilisé qui ressort des événements relatés dans Avengers, pour lesquels son malfaisant frère adoptif Loki croupit dans les geôles dorées du royaume d’Asgard. Sa bravoure et son dévouement — sans parler de son insolent panache pas émoussé — le désignent pour succéder à son père Odin sur le trône ; mais si sûr de soi qu’il puisse être, il ne semble pas très motivé par le pouvoir, l’esprit tourné vers l’objet lointain de son désir, l’astrophysicienne terrienne Jane Foster. Le destin (autrement appelé « coup de pouce du scénario ») va hâter sévèrement ses décisions : à la faveur d’une conjonction astrale créant des passages entre univers parallèles, Foster tombe sur une substance ancienne qui n’aurait jamais dû être redécouverte, et qu’un peuple ennemi héréditaire d’Asgard convoite pour une vengeance à l’échelle de plusieurs mondes…
La phase d’exposition du super-héros ayant été accomplie dans le premier Thor, Marvel semble ici se lâcher complètement dans l’évasion fantastique, avec une alternance plus prononcée entre le monde terrien et les univers parallèles — notamment un Asgard devant définitivement plus au space opera qu’aux sagas scandinaves avec drakkars volants et canons lasers. Les lieux, nombreux, n’ont dès lors plus vraiment d’importance, nonobstant leur direction artistique (et les sous-titres les signalant : Vanaheim, Svartalfheim…) ; seul compte le mouvement, le rythme imposé par le scénario, frôlant la marche forcée, fuyant tout temps mort. Cela ne tient pas seulement aux changements de lieu, mais aussi aux nombreux coups de théâtre, attentes déjouées et changements de comportement de certains personnages. Foster, au contact de la dangereuse substance, voit son humanité altérée ; son assistante Darcy Lewis, qui a désormais elle-même un assistant, n’est plus exactement la brave fille excentrique qu’on connaissait ; Thor tente un coup de poker face à son ennemi, mais échoue ; le souverain et patriarche Odin révèle ses parts d’ombre ; cependant, c’est surtout le fourbe Loki (avec qui Thor est amené à s’allier) qui réserve son lot de surprises, en bon illusionniste qu’il est.
Il serait tentant de voir dans ce traitement une mécanique primaire, facile, lourde et sans âme pour dynamiser artificiellement l’intrigue sans faire réellement exister tout ce matériau accumulé à l’écran. Ce serait aller un peu vite en besogne. Il apparaît que cette enfilade de retournements de situations et de caractères ne vise pas uniquement à forcer l’attention et à maintenir un effet de surprise perpétuel (lequel serait bien lassant à la longue), mais aussi à inciter le regard du spectateur à réévaluer à chaque fois sa perception de tel personnage, de telle motivation, de telle aspérité ramenant à l’humain. C’est comme si le film jouait à se mettre au diapason des manipulations de Loki, personnage fuyant et versatile par excellence, auquel il sert véritablement la soupe (des scènes additionnelles ont été tournées rien que pour lui), pas seulement pour amuser la galerie en s’appuyant sur l’expressivité de l’acteur Tom Hiddleston, mais pour en valoriser la réelle complexité. Jusqu’aux derniers instants — savoureux — du film, au fil de ses changements de direction et des tours qu’il joue pour se tirer des mauvais pas ou parfois seulement pour cacher ses blessures, il est difficile de dire s’il agit par avidité de pouvoir, par vengeance familiale ou pour gagner un statut aux yeux de son entourage (notamment de son frère un peu plus hiératique, avec qui ses relations acquièrent une touchante ambiguïté). Tous les personnages ne sont pas certes logés à la même enseigne de l’attention qu’on leur porte (le pauvre Dr Selvig, psychiquement ébranlé par les événements d’Avengers, est à la peine pour être un peu plus que le bouffon de service), il n’est pas anodin que même quelques-uns soient ainsi sortis du monolithisme de l’icône, au sein même d’une démarche standardisée d’industrie. Le côté hiératique même de Thor n’est pas en reste : non content de voir ses morceaux de bravoure parfois amèrement contrariés, la question, déjà formulée dans le film « de » Branagh, de ce que vaut le super-héros sans ses attributs (ici le marteau magique Mjolnir), est remise au goût du jour à la faveur des combats et surtout de la scène d’action londonienne, sorte de bonneteau géant entre les dimensions où êtres et objets s’éparpillent un peu partout.
« Character-driven »
Que les grandes manœuvres de Marvel Studios visent à faire exister des personnages à l’écran, à en faire les sujets et les objets de considérations bien humaines, au-delà de simples décalques de créations pour bandes dessinées, n’est pas le moindre des mérites qu’il faut bien reconnaître à cette structure. Si on fait les comptes, Marvel Studios s’avère la seule entité à Hollywood apte et vouée à produire à la chaîne des blockbusters si portés sur les personnages (character-driven) — là où le reste de l’industrie, même quand des personnalités de réalisateurs sont autorisées à s’y exprimer, mise avant tout sur la technique et la démonstration. Même des spécimens récents et très intéressants comme Pacific Rim et Gravity ne sont pas exempts de cette tendance, où la dimension humaine se trouve soit sous-considérée (dans le premier), soit surlignée par l’écriture stéréotypée (dans le second). Nonobstant notre attachement à une politique des auteurs qui bat de l’aile au point que certains critiques voudraient la mettre en branle sur tout et n’importe quoi, il ne faut pas sous-estimer la capacité d’une industrie à extraire de ses schémas une qualité de regard qui les dépasse.