Avec une dizaine de films qui sortent en salles en France chaque semaine, on peut se poser la question : quelle est l’utilité aujourd’hui de créer une nouvelle société de distribution ? C’est pourtant ce que Potemkine fait. La boutique DVD située station République à Paris, également coéditrice de nombreux coffrets cultes avec agnès b. (Alan Clarke et Tarkovski notamment), se lance dans la distribution en sortant en salles aujourd’hui le film d’Alex Ross Perry, The Color Wheel. Rencontre avec les deux distributeurs Benoît Dalle et Pierre Denoits pour comprendre leurs motivations et les enjeux de ce choix.
D’où est partie votre volonté de créer la branche distribution de Potemkine ?
Pierre Denoits : Potemkine au départ, c’est une boutique DVD créée en janvier 2006 par Nils Bouaziz. Benoît Dalle a lancé la branche édition en 2007. J’ai rejoint l’équipe en 2008. Après cinq années passées du côté de la vidéo, il nous a semblé opportun de découvrir un autre métier.
Benoît Dalle : La distribution nous permet de diversifier notre activité, se faire plaisir, découvrir de nouveaux horizons, et défendre de nouveaux auteurs. Et passer d’un éventail d’un siècle de cinéma sur l’édition de patrimoine, à une sélection réduite sur une année est un vrai challenge.
Pierre : À noter qu’on envisage également de sortir des films de patrimoine en salle. La distribution nous permet également de positionner un film différemment, avec des choix personnels. Sur les films de « nouveautés » que nous éditons, il y a une partie importante du travail qui a été prémâchée. Par exemple, pour Holy Motors qu’on va bientôt éditer en DVD, la couleur du film a déjà été donnée par le distributeur Les Films du Losange. Il y a enfin un paramètre économique : à terme, on ne sait pas ce que va devenir le DVD. Ҫa nous permet donc d’avoir une autre corde à notre arc.
Benoît : Il faut aussi différencier plusieurs types d’éditions vidéo : il y a d’un côté les rééditions, les nouveautés et puis il y a celles où il y a un vrai travail de défrichage, comme ça a été le cas pour Jacques Rozier, Alan Clarke ou Jean Epstein (à venir en 2013), où selon nous le travail d’éditeur s’apparente à celui du distributeur, car nous partons de zéro ou presque.
Donc ce n’est pas des films en particulier qui vous ont donné envie de créer cette branche ?
Pierre : Pas vraiment. Pour ma part, c’est presque l’inverse. Dans le volume énorme de films qui sortent chaque semaine, peu donnent envie. Je vais de moins en moins au cinéma. Gros sentiment de frustration devant ce qui me semble être un problème de qualité plus que de quantité.
Benoît : Pas vraiment, et il y a malheureusement peu de beaux films disponibles.
Qu’est-ce qu’il manque dans les films qui sortent en salles ?
Pierre : Ce qu’il manque, c’est des films qui nous remplissent, qui nous apaisent, nous exaltent. Des films simples, beaux et forts. On vient d’achever la réédition de Dersou Ouzala de Kurosawa. Voilà un bel exemple. Un autre film qui mériterait vraiment une sortie magnifique, c’est Tabu de Miguel Gomes. J’espère vraiment qu’il va l’avoir et qu’il va rencontrer son public. Il était en compétition à Berlin mais à mon sens, il n’a pas eu le prix qu’il méritait. Alors que le Grand Prix – Just the Wind – est une catastrophe. Après, je pense qu’il y a un problème du côté de la production : beaucoup de décisions relatives au financement des « films d’auteur » sont prises de manière collégiale. Du compromis ne peuvent sortir que des choses fades et laides. C’est assez crispant. Rengaine, le très chouette film de Rachid Djaïdani n’a jamais trouvé de financements.
Qu’est-ce qui est différent dans The Color Wheel pour vous ? En quoi ça change le paysage actuel des sorties salles ?
Pierre : The Color Wheel a été fait avec 50 000 dollars. C’est en pellicule et ça a de la gueule. Une leçon pour tous les producteurs de France et de Navarre.
Benoît : C’est un film américain indépendant en marge, à la fois indie avec beaucoup d’éléments qu’on ne retrouve pas ailleurs, comme le choix du 16mm. Les dialogues sont très bien écrits, le flot de paroles de Carlen et Alex est insensé, le film est drôle et très grinçant. J’aime beaucoup leur sens de la répartie, ils ne s’interdisent pas grand-chose, se rentrent vraiment dedans, ça fait plaisir. La scène du motel me fait hurler de rire, notamment les tirades du tenancier. La scène de la fête, qui m’avait au départ laissé sceptique, me revient souvent à l’esprit. L’étirement du temps dans cette scène accentue le malaise. Il y a quelque chose de très vrai et de très actuel dans ce passage.
Pierre : Ce road-movie immobile et bavard est à la fois le cousin new-yorkais et l’antithèse des mutiques (et mythiques !) Brown Bunny et Macadam à deux voies, qu’on adore à Potemkine. Le road-movie est un genre très psychanalytique finalement… On voyage dans la tête des gens, on suit une thérapie, c’est assez plaisant.
Ce film aurait-il trouvé un distributeur si vous n’en aviez pas acheté les droits ?
Benoît : A priori, non. Il n’y avait aucun vendeur sur le film, ça a été une toute petite sortie aux États-Unis.
Pierre : Le mode de distribution ressemble aussi beaucoup à la manière dont le film a été produit. Ce qu’on ne voit pas beaucoup en France, c’est le film de copains, comme ce qu’a fait magnifiquement Alain Cavalier avec Le Plein de super. Alex Ross Perry a appelé ses amis pour financer son film. Il prouve qu’avec peu d’argent, on peut faire un film en pellicule qui a de la tenue. Des films comme ça en salle, on en voit rarement. En France, si on n’a pas quinze techniciens derrière, tout le monde, à commencer par le producteur pense qu’on va au casse-pipe. Rohmer a tourné L’Arbre, le maire et la médiathèque avec un opérateur et un ingé son, et c’est un chef d’œuvre.
Combien espérez-vous que le film fasse d’entrées ?
Benoît : entre 5 000 et 10 000 entrées ce serait bien. Le CNC nous a soutenus sur cette première sortie, c’est un gros coup de pouce.
Quelles sont les difficultés rencontrées pour un nouveau distributeur sur le marché aujourd’hui ?
Pierre : On est inexpérimentés, donc difficile à dire. On a rencontré au fil des ans beaucoup de distributeurs, et tous, sans exception, nous ont dit que c’était très risqué.
Benoît : C’est un métier où on avance beaucoup d’argent, et on n’est pas sûrs de le retrouver à la fin. Mais la première difficulté, c’est la programmation (tout le travail qui consiste à convaincre le plus possible de salles de cinéma de projeter notre film). Pour les grands réseaux, il y a souvent une seule personne qui a la capacité de te dire oui ou non pour un nombre très important de salles, ce qui complique beaucoup la donne sur un film fragile car l’accès à tout un réseau peut être fermé si le film ne plaît pas à ce contact. La stratégie pour l’instant se résume à trouver des salles pour montrer nos films, et c’est loin d’être évident. On débute et on s’accroche.
Pierre : Juste une remarque au sujet d’une pratique pas forcément très courante, mais pas chouette du tout. Certains distributeurs achètent les droits de certains films, sans volonté de les sortir en salles, pour garder leurs parts de marché et éviter à un concurrent de les acheter. Ce qui enterre des films… C’est ce qui s’est passé avec Le Mythe des soirées pyjamas américaines de David Robert Mitchell qui était à la Semaine de la Critique il y a trois ans. On aurait adoré sortir ce film. Et il ne sortira vraisemblablement jamais.
Est-ce que la sélection dans les festivals vous aide à sortir les films ?
Benoît : Ҫa nous aide beaucoup pour la programmation en salles d’avoir une sélection dans un festival important, ça rassure en général les exploitants.
Quelle est la spécificité de Potemkine distribution ?
Benoît : Le contenu. La manière de présenter un film. De lui faire honneur autour du travail éditorial qu’on lui consacre.
Pierre : Essayer de ne rien s’interdire. Faire des choix exigeants comme ça a été le cas pour la vidéo jusqu’à présent. Limiter au maximum les compromis.
Quels sont les films que vous avez préférés en salles en 2012 ?
Benoît : En 2012, en coup de cœur il y a eu Take Shelter de Jeff Nichols. Mais la liste est assez longue : Adieu Berthe de Bruno Podalydès, Paradis : Amour d’Ulrich Seidl, Post Tenebras Lux de Carlos Reygadas, Après la bataille de Yousry Nasrallah. Contrairement à Pierre, il y a beaucoup de choses en salles qui m’ont plu cette année. En 2011, le cru était également très bon, entre Melancholia, Drive, L’Apollonide et surtout Le Cheval de Turin.
Pierre : Take Shelter m’a bien plu aussi, c’est une très belle histoire de tornade. Pour la France, Un monde sans femmes (en DVD le 4 septembre chez nous) et Amour. Le film que je retiendrai est sans conteste Tabu de Miguel Gomes !