Au terme de dix jours de compétition, l’édition Cannes 2005 laisse bon nombre de festivaliers sur leur faim. Le palmarès, assez critiqué, révèle finalement la tiédeur quasi généralisée des films présentés en sélection officielle.
Le délégué artistique du festival, Thierry Frémaux, avait cru bon de le préciser, voire de le justifier, avant l’ouverture. L’édition 2005 du Festival de Cannes serait marquée par le retour en force des « grands auteurs » dont les œuvres « confirment la place importante qu’ils occupent dans la création contemporaine ». Wim Wenders, David Cronenberg, Luc et Jean-Pierre Dardenne, Michael Haneke, Atom Egoyan, Lars von Trier, Amos Gitaï, Hou Hsiao Hsien et Jim Jarmusch étaient donc attendus sur la Croisette. Thierry Frémaux avait cru bon d’ajouter : « S’ils ont été choisis, c’est que leurs films ont séduit, par leur qualité propre et aussi par ce qu’ils disent de l’état de la création aujourd’hui. »
Sur le papier, les films des habitués du « box-office » et des favoris de la critique de la Sélection officielle étaient donc très attrayants. Depuis les Amériques, David Cronenberg proposait A History of Violence ; Atom Egoyan Where The Truth Lies et Gus Van Sant avec Last Days et Broken Flowers de Jim Jarmusch. L’Asie gratifiait le festival des œuvres The Best of Our Times de Hou Hsiao-hsien que les distributeurs français intitulaient curieusement Three Times, ou de Wang Xiaoshuai, auteur de Shanghai Dreams. La vieille Europe déléguait Lars von Trier et son Manderlay, L’Enfant (le film !) de Jean-Pierre et Luc Dardenne, Don’t Come Knocking de Wim Wenders et montrait le Caché de Michael Haneke.
Le festival de Cannes, qui a renoncé depuis longtemps aux sélections nationales, évoquait ainsi la diversité de la cinématographie mondiale. Mais mieux encore que ce panorama, la lecture des synopsis dévoilés par les dossiers de presse donnait à penser que tous les thèmes, des plus graves aux plus légers, allaient être sinon convoqués à Cannes au moins portés sur les écrans de son palais des Festivals. Comme il se doit, le cinéma allait se faire le miroir du monde et sa caisse de résonance.
L’actualité politique a trouvé droit de cité. Kilomètre zéro de Hiner Saleem, un Irakien du Kurdistan évoquait la participation des Kurdes à la guerre de Saddam Hussein contre l’Iran ; Amos Gitaï revient dans Free Zone sur le conflit entre Israël et les Palestiniens. Le Bashing du Japonais Masahiro Kobayashi évoque la difficile question des otages en Irak. Dans son Quando Sei Nato Non Puoi Piu Nasconderti, Marco Tullio Giordana traite de l’afflux en Italie des réfugiés de l’ex-Europe communiste. Même le western de, et avec, Tommy Lee Jones, The Three Burials of Melquiades Estrada, aborde le problème des Mexicains qui tentent de trouver aux États-Unis leur eldorado.
En deçà de la grande histoire, il y a aussi les petites histoires de chacun, le plus souvent la somme des malaises et des souffrances qui donnent, malgré la diversité des cultures, son unité au genre humain. Comment dépasser la recherche du seul plaisir physique, vivre la difficulté de la filiation et surmonter le trouble d’une jeunesse qui aboutit parfois au suicide ? L’écran est le reflet de la vie. Mais du programme à la réalité, du papier à l’écran, il y a parfois beaucoup plus que les quelques marches que les hôtes prestigieux du festival ont à gravir. Jour après jour, projection après projection, le festival a balancé entre surprises heureuses et déceptions. Hors compétition, Match Point annonce un retour en grande forme de Woody Allen. Les promoteurs, parmi lesquels surtout les publicitaires et artisans du merchandising, de Star Wars, ne le sont pas moins. Les familles peuvent maintenant juger de la qualité d’une série qui fait le pont entre deux générations.
Au sortir des salles obscures, le sentiment général de la critique est resté longtemps mitigé. Ouvert par le froid Lemming de Dominik Moll, le festival n’a pas montré, de l’avis quasi général, de grands films. Il y a bien eu quelques sensations, au propre et au figuré (à l’écran), comme avec Batalla en el Cielo du Mexicain Carlos Reygadas. Le film s’ouvre et se conclut par une séquence de fellation très explicite. Comparé à ce film, Peindre ou faire l’amour d’Arnaud et Jean-Marie Larrieu, qui évoque la tentation de l’échangisme auquel succombe un couple de bourgeois français vieillissant, a semblé pudibond. Non, décidément rien, pas même Sin City de Frank Miller et Robert Rodriguez venus des États-Unis pour décrire la « ville du péché et du vice » en numérique, n’a affolé les spectateurs. Comme Cronenberg, qui hésite entre film de genre et parodie, Élection de Johnnie To sombre dans la fascination de la violence en voulant décrire la mafia chinoise. Jarmusch ronronne avec un Don Juan fatigué et Wenders rappelle son Paris, Texas et rend un hommage appuyé au western. La caméra de Lars von Trier tournoie peut-être de voir son manipulateur de plus en plus tenté par le théâtre filmé et un discours moralisateur très ambigu. Heureusement, il y eut la découverte de Caché de Michael Haneke. À partir de la projection de ce film sur le retour des fantômes du passé et la responsabilité collective qui en augmente le poids, les rumeurs de palme circulèrent quasiment jusqu’au dernier jour.
Que pouvait choisir le jury présidé par Emir Kusturica ? Si l’on considère le palmarès, c’est un certain cinéma « réaliste » qui l’emporte. Outre L’Enfant (le film, bien sûr !) des Dardenne qui s’affirment comme des « valeurs sûres », il semble que c’est encore le « réalisme » qui a été privilégié. Les jurés, Fatih Akin, Javier Bardem, Nandita Das, Salam Hayek, Benoît Jacquot, Toni Morrison (Prix Nobel de littérature), Agnès Varda et John Woo ont choisi avec leur président d’affronter l’Amérique et d’en souligner les aspects sombres, même au prix d’une récompense de films mineurs. Cannes 2005 prolonge donc l’édition précédente et le combat contre George Bush de la Palme d’or de 2004. Est-ce suffisant pour satisfaire les amateurs de cinéma frustrés après avoir vu que de grands auteurs ne font pas toujours de grands films ? Mais si le cinéma passe par le festival de Cannes, sa sélection n’est pas tout le cinéma. Heureusement.