À la fois peintre, sculpteur, écrivain, dessinateur, musicien et, bien sûr, réalisateur, David Lynch est avant tout artiste. Adoré ou détesté, il ne laisse pas indifférent comme l’illustre la remise de sa palme d’or à Cannes en 1991 pour Sailor & Lula (Wild at Heart) où il fut autant hué qu’acclamé. Les temps ont, il est vrai, bien changé depuis, puisque Lynch est maintenant unanimement reconnu et accepté.
Lynch est né en 1946 à Missoula dans le Montana. Il a grandi dans l’Idaho, l’état du Washington et en Virginie. Il a mené des études d’arts à Washington, D.C., à Boston puis à l’Académie des Beaux-arts de l’état de Pennsylvanie, où il a obtenu son diplôme en 1967. Il y réalise son premier « film » : un morceau de film animé d’une minute en boucle qui fut proposé pour le concours de sculpture et de peinture expérimentales de l’académie. Ses deux principales sources d’inspiration déclarées à cette époque sont Francis Bacon et Edward Hopper, sur l’influence duquel nous reviendrons.
« Le chemin spirituel. Beaucoup de gens l’entendent mais ils ne l’entendent pas. »
Le rêve est un thème récurrent dans les films de Lynch. D’aucuns disent de lui qu’il est un réalisateur « surréaliste ». Le rêve se manifeste sous plusieurs formes : le rêve que fait l’homme-éléphant de sa mère, les rêves persistants de l’agent Cooper dans la série Twin Peaks, les hallucinations de Paul dans Dune. Le rêve s’étend même dans le développement onirique de l’intrigue d’Eraserhead : il ne s’agit plus d’une incursion du rêve dans l’histoire mais d’un saut dans le rêve, sans retour possible vers le monde intelligible et réaliste du début du film. Le point commun de toutes les apparitions oniriques consiste à donner au rêve une réalité, un objet de connaissance, voire un outil de connaissance.
Il est à cet égard utile de se tourner un instant vers les rêves de l’agent Cooper dans Twin Peaks : loin d’être réduits à de simples élucubrations nocturnes d’un cerveau trop actif le jour, les rêves de l’agent sont la source d’un savoir, l’outil indispensable à la résolution de l’énigme qui lui est échue. Le rêve n’est plus un à‑côté de l’intrigue, il en devient le moteur : c’est le rêve qui dicte à l’agent Cooper de se méfier dans telle ou telle circonstance, c’est en rêve qu’il visualise certains personnages qui sont au centre de l’intrigue à cause de, ou grâce à, leur présence dans ses rêves. Cette importance du rêve devient même à certains égards cocasse dans la mesure où chacune de ses visions est prise au sérieux par ses collègues de la police locale : le rêve est donc réhabilité et devient alors vision mystique. Sorte d’évangélisateur, l’agent Cooper se délivre du factuel pour accéder au spirituel, au mystère, qui est, dans Twin Peaks, le seul moyen d’accéder à la vérité.
En ce sens, le personnage de Cooper contraste avec le personnage de son collègue de l’équipe scientifique du FBI qui vient faire l’autopsie du corps de Laura Palmer : alors que lorsque Cooper découvre les paysages entourant la petite bourgade de Twin Peaks, il s’extasie devant la beauté des arbres et du paysage, son collègue se plaint de la mentalité locale et se présente comme quelqu’un de fermé à cet autre monde auquel Cooper est si sensible. De cette situation ne peut naître qu’une incompréhension et un contraste fort entre la poésie d’un Cooper et le pragmatisme froid de son collègue. Cette proximité entre Cooper et le rêve se traduit par son intuitionnisme dans la manière de résoudre l’affaire : il suit son intuition, son instinct, son rêve, sans savoir où cela va le mener.
C’est d’ailleurs de cette manière que certains aspects de Twin Peaks sont apparus : alors qu’ils tournaient une scène anodine dans la chambre de Laura Palmer, Lynch remarque Frank Silva, le décorateur, bouger une commode de la chambre. « Alors qu’il est tout seul dans la pièce quelqu’un crie “Frank, ne t’enferme pas à clé dans la chambre !” Et bingo ! J’ai cette image dans la tête et je demande à Frank s’il est acteur et il me répond “oui”. » Ainsi est née l’idée de Bob le tueur (Killer Bob).
C’est une image, une vision qui suscite chez Lynch une séquence, voire un film : le point de départ se situe plus dans le visuel que dans l’intrigue. C’est ici que l’on peut voir le rapprochement avec Edward Hopper avec notamment Les Oiseaux de nuit où l’on voit ces personnages, accoudés à un bar, qui ne se parlent pas et qui sont autant personnages que parties d’un décor : le parallèle avec la première partie de Lost Highway est saisissante. Fred et Renee évoluent dans un décor nu et abstrait, les dialogues se réduisent à quelques phrases simples, contraintes par la situation qu’ils sont en train de vivre : ils sont filmés à leur insu. Fred et Renee sont les personnages d’un film qu’ils ne maîtrisent pas, d’un film qui les dépasse dans lequel ils sont des objets parmi d’autres. Lorsque Fred explique qu’il ne possède pas de caméscope parce qu’il préfère se souvenir lui-même des événements qu’un caméscope transforme, c’est le spectateur qui s’interroge : « que suis-je en train de faire : vivre un événement ou regarder un film ? » L’immobilité en surface cache, dans les films de Lynch comme dans les toiles de Hopper, une tension profonde issue d’un passé omniprésent (Une histoire vraie), d’un sentiment caché (la jalousie dans Lost Highway) ou d’un monde inconnu et caché (Blue Velvet ou Twin Peaks). Le rêve se trouve porté à l’écran sous la forme d’un mystère qui décrit ce monde inconscient, profond, caché et refoulé.
« Et pourtant elles sont, d’une certaine manière, compréhensibles. »
Le mysticisme est intimement lié aux différents mystères que Lynch met en scène. La plus belle illustration se trouve dans Lost Highway, qui explore les différentes facettes du mystère. Ce film est d’abord encadré par un paradoxe logique : dans la première scène, on voit Bill Pullman répondre à quelqu’un qui lui annonce que « Dick Laurent est mort » ; dans la dernière scène, on voit Bill Pullman sortir de sa voiture devant la maison de la première partie du film et appuyer sur le bouton d’un interphone et dire « Dick Laurent est mort ». La circularité du film aboutit moins à une spirale du sens qu’au réel paradoxe qui parcourt le film, c’est-à-dire le problème de l’identité. Patricia Arquette joue le rôle de deux personnages différents alors qu’un même personnage de transforme littéralement en une autre personne sous nos yeux.
Le film se structure sur le mode du paradoxe mais non de la contradiction : alors que le paradoxe indique une non-convergence de positions (étymologiquement des « jugements » qui se situent « à côté » l’un de l’autre), la contradiction implique une opposition directe entre deux jugements si bien que l’un empêche l’autre d’exister. La structure paradoxale du film soulève le problème de son intelligibilité. Lynch se défend en distinguant le mystère de la confusion : « Le mystère, c’est bien, la confusion mauvais, et il y a une grande différence entre les deux. Je n’aime pas trop parler des choses parce que, à moins d’être un poète, quand tu en parles, un truc énorme devient plus petit. Mais les indices sont tous là pour une interprétation correcte, et je n’arrête pas de dire que, d’une multitude de façons, c’est une histoire assez simple. Il y a juste plusieurs choses qui sont difficiles. Il y a des choses dans la vie qui ne sont pas compréhensibles, mais quand cela arrive dans les films, les gens s’en soucient. Et pourtant elles sont, d’une certaine manière, compréhensibles. La plupart des films sont juste faits pour être compris par beaucoup, beaucoup, beaucoup, beaucoup de gens. Donc il y a très peu de place pour le rêve et l’émerveillement. »
« J’aime l’idée que toute chose a une surface qui cache quelque chose en soi. »
Le mystère se retrouve également dans l’épaisseur dramatique du hors-champ. Par exemple, le motif du rideau occultant se retrouve dans plusieurs films. De la « dame du radiateur » d’Eraserhead à la chanteuse dans Blue Velvet et dans Mulholland Drive, le décor en velours sombre traduit l’existence d’un fond voilé, mystérieux, d’un monde derrière la scène, le monde ob-scène du caché et de l’inexprimé. Certains critiques soulignent une comparaison avec le rôle iconique des portes dans les films noirs américains de Fritz Lang, comme métaphores du caché. Le mystère est quelques fois renforcé par l’accompagnement musical qui édulcore une réalité que l’on soupçonne, une violence sous-jacente, en puissance, comme dans Blue Velvet où non seulement la fragile Dorothy chante, mais également le violent Frank. Le motif musical pourrait être comparé au chant des sirènes qui attirent les marins qui viennent s’échouer contre les rochers, mais le spectateur a conscience de la violence qui couve dans le malsain de la situation. De la même manière, l’étoffe qui cache le visage déformé de l’homme-éléphant participe du mystère qui entoure le personnage : cette étoffe cache quelque chose d’effrayant. Encore une fois, il s’agit d’un objet obscène à la fois caché mais qui suscite la curiosité. Nous sommes mis au même rang que ces ignobles personnes qui paient pour voir le spectacle.
C’est d’ailleurs ici que se joue la problématique du mystère lynchéen qui a poussé Lynch à souligner le côté voyeur du spectateur : « C’est ce qui est fantastique au cinéma, c’est que tout le monde peut être un voyeur » : nous regardons quelque chose de caché, qui à la fois suscite notre intérêt et notre frustration, à la manière de Jeffrey Beaumont qui, dans Blue Velvet, se cache dans l’armoire de Dorothy, qui voit sans être vu et qui est incapable de donner un sens à ce qu’il voit. Il est en effet possible de sortir du film sans avoir découvert le mystère, et c’est justement ce qui arrive dans chacun des film de Lynch. Si le mystérieux visage de l’homme-éléphant est découvert au cours du film, c’est justement parce que le mystère ne se situe pas dans le monde physique, tangible et palpable, il se situe ailleurs. Lynch nous explique son cheminement : « Quelqu’un peut avoir l’air de bien se porter et avoir un tas de maladies qui couvent : il y a un tas de choses tordues qui s’y cachent. Moi je vais dans cette obscurité et je vois ce qu’il y a. »
L’importance accordée par Lynch aux surfaces implique le risque de ne s’occuper que des surfaces, à savoir le superficiel, surface sans profondeur. Mais il faut comprendre que l’entreprise lynchéenne s’intéresse à la surface pour y déceler le caché : la surface cache une profondeur qu’il s’agit véritablement de dé-sceller.
« Chez soi, tout peut mal tourner. »
L’opposition entre surface et profondeur se retrouve dans le motif de l’opposition entre l’étrange et le familier. Le paradoxe se situe dans le familier : « Chez soi, c’est un endroit où tout peut mal tourner. » Le silence de Fred et Renee dans Lost Highway renvoie à l’étrangeté du familier, étrangeté qui s’insinue par le grondement progressif qui sous-tend la première partie du film, un son qui rampe dans le silence : « Si tu as une pièce qui est vraiment calme, ou s’il n’y a pas de bruit, tu ne fais que regarder cette pièce. Si tu veux un ton particulier, tu trouves le son qui rampe dans ce silence : ça commence à te donner une sensation. » Le familier est remis en question par la tension rampante qu’évoque le grondement incessant.
La rupture du familier trouve son contrepoint dans la quête du familier qui est l’objet d’Une histoire vraie : Alvin parcourt un peu moins de mille kilomètres sur sa tondeuse auto-tractée John Deere pour retrouver son frère malade. Dans ce film, le paradigme lynchéen de la rupture du familier est renversé : Alvin quitte un environnement hostile, comme le rappellent sa chute au début du film, le diagnostic du médecin, l’orage qui éclate, pour rejoindre le visage familier du frère et se réconcilier. Alvin parle d’un véritable chemin spirituel, chemin de croix qui doit le mener vers le salut final. Le motif du film est ascensionnel : on part du matériel (Alvin qui répare son tracteur, le médecin qui l’avertit de sa mauvaise santé) pour aboutir à une ascension vers les étoiles, dernier plan du film. Le sombre passé d’Alvin (la guerre de Corée, la dispute avec son frère, l’alcool excessif) est digéré par le repentir d’Alvin qui a besoin de son lent et éprouvant voyage pour mériter le salut final. Les mêmes motifs lynchéens se retrouvent renversés dans Une histoire vraie si bien que le film permet d’éclairer l’ensemble de la filmographie de Lynch.
« C’est le son que tu entends dans le silence »
L’environnement sonore est à la base du projet lynchéen : déjà dans Eraserhead, Lynch utilisait des sons de tuyauterie pour donner au film le même grondement que l’on retrouve dans Elephant Man (le bruit des trains), dans Fire Walk with Me (le grondement du ventilateur dans la chambre de Laura Palmer), dans Lost Highway et dans Mulholland Drive. Comme nous l’avons remarqué pour Lost Highway, le travail du ton par la présence sonore est la clé de l’ambiance d’un film de Lynch. Il explique son environnement sonore en ces termes : « Je suis vraiment fasciné par les présences − ce que tu pourrais appeler le “ton d’une pièce”[room tone]. C’est le son que tu entends dans le silence, entre les mots ou les phrases. C’est assez compliqué car dans cette apparence d’un son calme, certains sentiments peuvent être introduits, et donner une image d’un monde plus grand. Et toutes ces choses sont importantes pour créer ce monde. »
Il ne pourrait être question de l’environnement sonore sans évoquer la complicité de Lynch avec Angelo Badalamenti auquel il fut présenté pour Blue Velvet. Tous deux sont musiciens, mais Badalamenti a permis de « libérer musicalement » Lynch : plus qu’un rapport entre un musicien et un réalisateur, le lien entre Lynch et Badalamenti a donné lieu à une collaboration pour produire deux albums de Julee Cruise et de Industrial Symphony No 1. Badalamenti transcrit en imagerie musicale les idées visuelles de Lynch : c’est l’osmose entre les deux personnes qui donne aux films une tout autre épaisseur. Qu’elle s’ajoute au paradoxe, comme lorsque les bikers de Twin Peaks vont écouter les chansons fleur bleue de l’innocente Julee Cruise, ou qu’elle renforce la tension du film, comme à travers le choix de Rammstein pour la bande-son de Lost Highway, la musique joue un rôle aussi important que les acteurs.
« C’est une sorte de film d’horreur, une sorte de thriller mais fondamentalement c’est un mystère. »
La question du genre cinématographique dans lequel pourraient être situés les films de Lynch pose un réel problème à celui qui serait tenté de le classer. Lynch lui-même avait qualifié Lost Highway de « film noir d’horreur du vingt-et-unième siècle » mais s’est ensuite démarqué d’une telle classification. En parlant de Lost Highway, Lynch se défend d’ailleurs de ne faire qu’un genre : « Je n’aime pas les films qui ne sont que d’un genre, c’est donc une combinaison de plusieurs choses. C’est une sorte de film d’horreur, une sorte de thriller mais fondamentalement c’est un mystère. »
Et pourtant, l’œuvre lynchéenne se situe explicitement dans la tradition du film noir même si elle ne s’enferme pas dans ce seul genre. Blue Velvet est par exemple un véritable hommage aux films noirs des années 1950. À la différence des films noirs des années 1940 qui se concentraient sur la problématique des peurs et des anxiétés de la grande ville, les films noirs des années 1950 suggéraient qu’aucun lieu n’était à l’abri de la violence, pas même les petites bourgades (small town film noir), comme par exemple le visage amical d’un train de campagne (Strangers on a Train, 1951), le shérif de la ville (Touch of Evil, 1958), un prêcheur de passage (The Night of the Hunter, 1955). Derrière le visage fragile de Dorothy se cache un monde violent à l’extrême, insoupçonné.
Le film noir embrasse le côté noir de la condition humaine : le féminin destructeur et la femme fatale, le masculin destructeur, le psychopathe et la mélancolie latente. Tous ces éléments se retrouvent dans Lynch sans pour autant s’y réduire. Pour ne prendre qu’un exemple, les rôles féminins semblent se situer au centre de chacune des intrigues de ses films : de la cause du différend entre Alvin et son frère dans Une histoire vraie à la jalousie explicite de Fred dans Lost Highway, la femme est la source plus ou moins consciente de l’intrigue. Mais les rôles féminins ne se réduisent pas, même s’ils y participent, à un désir latent, implicite et progressif : ils se fondent dans la complexité du mystère lynchéen. Que ce soit la même actrice (Patricia Arquette) jouant le rôle de deux personnages (Renee Madison / Alice Wakefield) dans Lost Highway, ou deux actrices jouant peut-être le même personnage (Rita / Betty) dans Mulholland Drive, la figure féminine est un hommage au film noir : à la fois visage d’ange et source de la complexité de l’intrigue, la femme est intimement liée à la mort. On pourrait imaginer en filigrane le verset de l’ecclésiaste : « Plus amer que la mort, la femme. » Le femme est l’intrigue et l’issue la mort : le paradigme du film lynchéen consiste à tisser la toile dans laquelle l’intrigue s’engouffrera. La mère perdue d’Elephant Man qui est à la source de sa difformité est à la fois la cause de sa détresse et objet de désir depuis l’enfance : cette double tension se retrouve dans chacun des personnages.
La femme est chez Lynch, comme dans les films noirs, source de désir et de danger. Mais Lynch dépasse ce cliché et complexifie le rôle féminin en étoffant le mystère qui l’entoure : chez Lynch, la femme n’est jamais à proprement parler découverte ou comprise. Même dans sa nudité (Dorothy Valens, nue dans la rue dans Blue Velvet ou Alice dans Lost Highway), la femme reste inaccessible aussi bien physiquement (Alice répète en pleine étreinte à Pete Dayton « You’ll never have me ») qu’épistémologiquement (le mystère n’est jamais rompu). En effet, si le noir caractérise ses film, Lynch souhaite y ajouter une touche de mystère qui donnera au film sa dimension caractéristique et personnelle. Tout se situera dans la manière d’exposer le mystère, dans la manière de penser le labyrinthe du sens.