Quel cinéphile ne s’est jamais pris à regretter de n’avoir pas été là au moment où s’écrivait l’Histoire du cinéma ? De ne pas avoir été de ceux qui virent Citizen Kane pour ce qu’il était ? De ne pas avoir su discerner le Clint Eastwood d’Impitoyable ou d’un Monde parfait dans celui de Firefox, l’arme absolue, le Johnnie To de The Mission dans celui de Heroic Trio ? Que dis-je ? De ne pas avoir compris la grandeur de Twilight en découvrant le film… ?
Non, pardon, finalement, oubliez pour Twilight − c’est l’enthousiasme. Et c’est bien d’enthousiasme qu’il est question pour cette nouvelle interrogation à la rédaction critikatienne : mesdemoiselles, messieurs, quel film regrettez-vous de ne pas avoir défendu à sa sortie ?
Vincent Avenel
C’est un petit peu malhonnête, mais si on ne peut pas sauter dans les petits interstices de sens dans une question, à quoi bon ? Le film que je regrette de n’avoir pas défendu à sa sortie, pour cause de 1) absence des rangs de Critikat, que j’allais rejoindre à peine quelques mois plus tard et 2) je ne me sens que peu capable de le défendre d’une façon digne aujourd’hui, alors à l’époque…
Bref, ce film c’est Innocence : Ghost in the Shell de Mamoru Oshii — un cinéaste pour lequel j’ai déjà professé mon admiration sans borne, mais qui là avait réussi, plus encore qu’avant dans sa filmographie, « l’alchimie oshiienne » : toujours recycler ses obsessions, ses thématiques, avec une pertinence incroyable, et toujours dans un cadre stylistique et intellectuel renouvelé. Jamais, depuis que je l’ai découvert, ce cinéaste n’a manqué d’élargir son propos artistique avec chacun de ses nouveaux films, de prendre des risques impressionnants, à la fois d’un point de vue objectif (voir, notamment, les audaces de Tachiguishi Retsuden et d’Innocence, justement) et du point de vue de la continuité de son œuvre.
Oshii a connu une période de creux avant de sortir Avalon, qui s’est imposé en retour comme un choc artistique et intellectuel, ce qui a renforcé encore l’importance de son film − et la question se posait : après ce film définitif, que pouvait faire Oshii ? Innocence, c’était une crainte absolue : une suite — pourtant longtemps désavouée par le réalisateur lui-même — de son chef-d’œuvre emblématique, ça résonnait vraiment comme un Oshii qui aurait voulu s’assagir après le choc d’Avalon, revenir à des bases commerciales sûres — et donc probablement artistiquement moins audacieuses. Et pourtant…
Pourtant, Innocence, c’est tout ce que proposait Avalon, mais épanoui visuellement, artistiquement, intellectuellement. C’est une réflexion sur la réalité du cinéma, sur la réalité tout court, qui confine à la révélation religieuse. C’est l’adéquation parfaite entre les innovations techniques de son temps et la progression de la ligne narrative — un joyau fascinant. Avalon est une date importante, mais Innocence est la maturation du précédent. Certainement l’œuvre majeure d’un des cinéastes actuels les plus importants.
Ariane Beauvillard
J’ai tellement de mal à répondre à cette question que j’en ai déduit un moment que je ne me trompais jamais… mais j’ai appris qu’avoir raison, c’était un grand tort. Il y a donc beaucoup de films que j’aurais aimé défendre à leur sortie avant ma naissance : lorsqu’on lit la revue de presse des Dames du bois de Boulogne de Bresson, il y a de quoi rester pantois. Il y a aussi beaucoup de films que je ne regrette pas d’avoir défendu en tant que tels, mais pour lesquels j’ai du mal à retrouver a posteriori l’enthousiasme premier, pour Le Secret de Brokeback Mountain par exemple. Comme tout, l’enthousiasme s’effrite parfois, les exigences se font plus précises, ou les humeurs et envies changent tout simplement. Mais si j’avais écrit sur le sujet, je crois que la défense que je renierais le plus violemment serait celle du Cauchemar de Darwin, encensé à sa sortie, ou ce genre d’inexcusables détournements malhonnêtes qui se multiplient aujourd’hui avec Michael Moore et consorts. Je ne regrette pas grand-chose en somme, juste de voir le temps passer, et les manipulateurs continuer leur travail de sape.
Stéphane Caillet
Je suis prêt à provoquer en duel toutes les personnes qui ont osé dire que Le Nouveau Monde de Terrence Malick est un film publicitaire au message lourdingue. Ce film est admirable, un rêve éveillé, un ensemble de fragments qui forment un tout.
Sébastien Chapuys
Même si j’ai une bonne excuse (en 1961, je n’étais pas né), je regrette de n’avoir pas pu défendre à sa sortie Kapo, le film de Gillo Pontecorvo, contre le fameux article de Jacques Rivette, « De l’abjection » (Cahiers du Cinéma n° 120, juin 1961) — article célébré plus tard par Serge Daney, qui n’avait pourtant pas vu le film (« Le Travelling de Kapo », Traffic n°4, automne 1992).
Rivette, critique aux Cahiers et futur cinéaste à l’œuvre pour le moins inégale (des cimes balzaciennes aux abîmes du pic Saint-Loup), éreintait le film de Gillo Pontecorvo à partir d’une séquence de quelques secondes à peine : « Voyez cependant, dans Kapo, le plan où Riva se suicide, en se jetant sur les barbelés électrifiés ; l’homme qui décide, à ce moment, de faire un travelling-avant pour recadrer le cadavre en contre-plongée, en prenant soin d’inscrire exactement la main levée dans un angle de son cadrage final, cet homme n’a droit qu’au plus profond mépris. » L’article, brillamment écrit, illustrait la thèse de Jean-Luc Godard, aujourd’hui bien connue, selon laquelle « le travelling est affaire de morale » ; Rivette opposait Kapo et Nuit et brouillard de Resnais pour montrer la prétendue obscénité du premier, qui se permettait de faire du style et de la mise en scène sur un sujet déjà cinématographiquement tabou : la Shoah. Le propos n’était pas inintéressant, mais il disqualifiait un peu rapidement une œuvre magnifique et digne qui méritait bien plus qu’un traitement aussi dogmatique et lapidaire. Réalisateur un peu trop oublié (l’anathème de Rivette n’y est sans doute pas pour rien), Pontecorvo, résistant juif et communiste, a signé une poignée de films inspirés par le néoréalisme italien — dont la magnifique Bataille d’Alger — qui méritent, comme Kapo dont le DVD est sorti en 2006, d’être revus et réévalués aujourd’hui.
Plus près de nous, je regrette de n’avoir intégré la rédaction de Critikat qu’après la sortie de La Possibilité d’une île, le beau film de Michel Houellebecq injustement accablé et moqué par la quasi-totalité de la critique française et ignoré dans ces colonnes. Malgré quelques réelles faiblesses (et la présence d’Arielle Dombasle…), il y a dans cette œuvre courageuse une poésie et une fraîcheur trop rares dans le cinéma français, d’autant que Houellebecq y délaisse son habituel cynisme (parfois problématique dans ses romans) pour dévoiler un sentimentalisme inattendu, et une nostalgie touchante pour une Humanité vouée à disparaître. Un film qu’il faudra un jour réhabiliter… si la fin du monde ne nous en empêche pas !
Clément Graminiès
Il m’est arrivé de nombreuses fois de me tromper sur un film, de ne pas en comprendre immédiatement la portée, probablement parce que mon rapport à celui-ci était trop passionné ou que mes attentes étaient trop figées pour laisser le film exister pour ce qu’il était. Récemment, je regrette de ne pas avoir défendu La Guerre des mondes de Steven Spielberg et de n’y avoir vu qu’un pensum réactionnaire. Peut-être changerai-je d’opinion pour les derniers films de James Gray mais ce n’est pas encore à l’ordre du jour.
Arnaud Hée
Il y a peut être des films que je n’ai pas assez défendus, je pense notamment à L’Un contre l’autre de Jan Bonny, qui est vraiment impeccable. Ce que j’avais noté, mais il se trouve que j’étais dans une série de films allemands fonctionnant avec une sorte de recette qui réside grossièrement en des sujets pesants approchés avec un vérisme cinématographique, et j’ai laissé poindre une certaine lassitude tout au long d’un laborieux paragraphe qui ne se justifiait sans doute pas. Aussi à propos de Stella de Sophie Verheyde, j’ai cru bon d’apporter quelques nuances à propos desquelles je n’étais moi-même pas franchement convaincu.
Mais très franchement, je n’ai pas de véritables regrets, pas plus l’impression d’être passé complètement à côté d’un film. Puis la critique, la projection, c’est aussi un moment qui est parfois à reconsidérer. Étant plutôt enclin à accepter quelques ratés, dans une proportion raisonnable, il m’est plutôt arrivé de défendre des films tout en étant conscient qu’ils présentaient des faiblesses. À tel point que je suis de plus en plus convaincu d’être l’incarnation d’une sorte d’infaillibilité critique, un bras armé du glaive de la justice cinématographique.
Raphaël Lefèvre
Il ne me vient pas immédiatement à l’esprit de grand film injustement égratigné que j’aurais rêvé de défendre — même s’il y en a eu, forcément. J’ai simplement le souvenir de deux comédies américaines récentes, l’une éreintée ici-même par un collègue, l’autre tout bonnement passée entre les mailles du filet pourtant serré de la rédaction et que je n’ai pu critiquer moi-même, entre autres pour l’avoir vue un bout de temps après sa sortie. Ce ne sont pas des chefs-d’œuvres, mais deux comédies plus qu’honorables : Yes Man de Peyton Reed et I Love You, Man de John Hamburg.
La premier film, bénéficiant des talents irrésistibles de l’élastique Jim Carrey, de la fantasque Zooey Deschanel et du suave Terence Stamp, s’avère très éloigné de la leçon de « positive attitude » unanimiste ou idéologique que pouvait laisser craindre son pitch (un homme contraint par un gourou du développement personnel de dire oui à tout). Il explore avec malice et efficacité les potentialités de son postulat de départ, fait se rencontrer deux personnages terriblement attachants et, s’il n’échappe pas aux passages imposés de la romance et du récit d’apprentissage, distille avec une énergie communicative un propos pas si niais que ça sur la disponibilité au monde.
Le second, qui ne doit officiellement rien à Judd Apatow, est pourtant un pur avatar de ses comédies-du-passage-à-l’âge-adulte-entre-potes, avec deux de ses acteurs fétiches : Paul Rudd et Jason Segel. Là encore, d’inévitables conventions, mais une indéniable finesse des personnages et de l’observation des mutations du mâle contemporain, notamment dans son rapport aux femmes. Où il s’agit moins, comme on pourrait le croire de prime abord, de se fondre dans le moule de la virilité telle que définie par la distribution des rôles hétérosexuels, que de trouver le juste équilibre entre soi et l’autre, selon qu’il soit homme ou femme. La femme reste un peu trop l’Autre, la priorité reste le buddy, mais c’est exprimé avec une telle tendresse qu’on en reste désarmé…
Mathieu Macheret
The Addiction d’Abel Ferrara, à côté duquel une accoutumance à certains mauvais films de vampires m’avait fait passer. Ce qui est véritablement effrayant dans ce que soulève cette question, c’est à quel point il est facile de laisser échapper un grand film. En dépit de ce que l’on pourrait croire, ils ne se livrent pas si aisément à la reconnaissance. Un mauvais état d’esprit, une fatigue passagère, une attente mal placée suffisent à nous en détourner. Il faut insister, y revenir, frapper volontairement à leur porte pour vérifier si l’on ne s’était pas trompé, si un train fantasmé n’en avait pas, le temps de la projection, caché un autre. La tâche de la critique consiste — aussi — à sans cesse réévaluer les films du passé. Certains qui n’avaient pas semblé utiles à leur époque peuvent trouver une résonance nouvelle et insoupçonnée pour celles qui suivent. Aujourd’hui, Ferrara m’apparaît comme le plus important cinéaste américain de son temps. Et The Addiction comme l’un de ses meilleurs films. Comme quoi…
Marion Pasquier
Pour Critikat, à quelques exceptions près je n’ai écrit que sur des films que j’ai aimés et que je trouve bons. Dans un autre cadre, je regrette de ne pas avoir mieux défendu Muksin de Yasmin Ahmad. Séduite par le film, bien qu’il ne soit pas exempt de lourdeurs incompréhensibles au vu de l’intérêt qu’il a par ailleurs, je me suis laissée influencer par les critiques négatives que j’entendais autour de moi. C’était ma première critique, la confiance que j’avais en mon point de vue était plus que limitée, et plutôt que de le défendre, je me suis blâmée de l’aimer, de ne rien comprendre au cinéma et de ne pas avoir bon goût. J’ai vu depuis les deux films avec lesquels Muksin forme une trilogie, Anxiety et Chinese Eyes. Si on y retrouve certains plans ou scènes étonnants de clichés, je les trouve riches et émouvants, notamment grâce à la famille que l’on suit dans les trois films, qui est originale, drôle et attachante.
Je n’ai pas non plus osé montrer mon enthousiasme pour Caramel de Nadine Labaki (ma première critique pour Critikat), pour la même raison, la difficulté d’être sûre d’une opinion qui est la mienne et que d’autres ne partagent pas. L’équilibre entre ses propres émotions de spectateur et les qualités cinématographiques à déceler n’est pas facile à trouver.
À l’inverse, je regrette de ne pas avoir nuancé les éloges que j’ai faites à propos d’Harvey Milk, l’enthousiasme général m’ayant amenée à écrire des choses qu’au fond je ne revendiquais pas tellement.
Benoît Smith
Alors, sans hésiter (même s’il est dommage que le sujet de la question soit au singulier) :
Delirious (Tom DiCillo, 2006). Sortie chez nous à la sauvette au cours de l’été 2007, voilà une vraie comédie indépendante américaine contemporaine, indépendante dans l’âme, denrée bien rare de nos jours. Zéro chance de concourir à Sundance (pas assez de chichis visuels, de coups de force scénaristiques, de sujets tendance), mais une constante et précieuse intégrité d’un regard de la mise en scène qui aime tout en lucidité ses personnages, tous autant qu’ils sont, en dépit de la hiérarchisation sournoise que la société tend à imposer (winners/losers, anonymes/people…). Ceci dans un récit menant main dans la main le comique et le drame avec un naturel désarmant, ignorant le pathos et laissant les questions morales se soulever sans jamais ressentir le besoin de s’appesantir dessus.
Mention spéciale : Singularités d’une jeune fille blonde (M. de Oliveira, 2009), critique parue avec un retard d’une semaine.
Ophélie Wiel
Je n’ai pas de véritables regrets, sans doute parce qu’il me semble impossible de revoir un film que j’ai détesté même si tout mon entourage en fait l’apologie… Ce qui fait sans doute de moi une piètre cinéphile. Je regrette de ne pas aimer certains univers, comme celui de Gus Van Sant par exemple, mais je n’ai pas pour autant envie de leur consacrer du temps alors que j’ai déjà tant d’autres films à découvrir. En revanche, j’ai beaucoup de regrets à avoir défendu bec et ongles des films qui, a posteriori, ne le méritaient pas vraiment. Mais selon la formule consacrée, seuls les imbéciles ne changent pas d’avis…