Au moment où Clint Eastwood, Brian De Palma, Martin Scorsese et Woody Allen sortent leurs nouveaux films, qu’en est-il de la nouvelle génération de cinéastes américains ayant grandi à l’ombre de ces géants aujourd’hui fatigués?
Mémoires de nos pères, Scoop, Le Dahlia noir, Les Infiltrés: cet automne encore, le cinéma américain déploie ses films les plus prestigieux en attendant patiemment les prochaines nominations aux Oscars. Quatre films différents tant dans la forme que dans le fond, aux budgets très variables, au potentiel commercial parfois limité, mais bénéficiant tous d’une exposition hors norme. Pourquoi? Parce qu’ils sont mis en scène par Clint Eastwood, Woody Allen, Brian De Palma et Martin Scorsese.
Depuis leurs premières armes derrière la caméra dans les années 1970, décennie bénie qui permit l’éclosion d’une nouvelle génération de cinéastes américains soucieux de bousculer l’ordre établi et naviguer en marge des studios, ces réalisateurs ont joui d’une carrière exceptionnelle, rencontrant tour à tour reconnaissance critique, succès public et consécration dans les festivals et aux cérémonies de remises de prix. Aujourd’hui, les quatre réalisateurs occupent une place privilégiée dans l’histoire du cinéma. Farouchement défendus, analysés et disséqués par la critique et les historiens du 7e art, cités en référence absolue par des jeunes cinéastes du monde entier, ils incarnent l’insoumission, l’auteurisme accessible à tous, l’alliage parfait entre art et commerce dont rêvent les producteurs et les distributeurs.
À y regarder de plus près, il faut pourtant bien admettre que cette génération se fait vieillissante. Après le triomphe commercial et critique de Million Dollar Baby, Mémoires de nos pères pointe les limites du cinéma d’Eastwood: empesé, lacrymal, parfois même simpliste. Attendu comme le come-back de De Palma après une série de films plus ou moins inspirés, Le Dahlia noir divise, ampoulé par le style de plus en plus outrancier du cinéaste, visiblement aigri par une industrie hollywoodienne qui le considère toujours comme le canard boiteux de la famille. Contraint pour des raisons budgétaires d’aller tourner à Londres son chef d’œuvre inattendu, Match Point, après une décennie de films discutables, Woody Allen y est resté pour Scoop, comédie certes réussie mais mineure. Scorsese quant à lui, toujours privé d’Oscar, poursuit une collaboration artistiquement peu enthousiasmante (mais commercialement fructueuse) avec Leonardo DiCaprio pour Les Infiltrés, pesant remake du film hongkongais Infernal Affairs. Si l’on ajoute à ce triste constat que Coppola n’a rien réalisé depuis L’Idéaliste en 1997 et que Terrence Malick peine à monter son ambitieux projet Tree of Life après les échecs commerciaux de La Ligne rouge et Le Nouveau Monde, reste un Steven Spielberg qui, en dépit d’un triomphe commercial sans précédent et de nombreux prix, n’a que très rarement réussi à faire l’unanimité auprès de la critique.
Dans la lignée de ces réalisateurs, les cinéastes «nés» dans les années 1980 et 1990 furent tout aussi soucieux de se positionner en marge de studios alors extrêmement puissants, jusqu’à créer une esthétique symbolisée par l’avènement d’un cinéma indépendant dont Sundance se fit la forteresse. Tout leur travail fut de poursuivre une recherche formelle indissociable d’un discours politique cohérent avec leur position de l’époque: celle d’artistes en marge, un underground foisonnant qui permit notamment aux minorités (ethniques, sexuelles) de faire entendre leur voix (Spike Lee, Gus Van Sant, Todd Haynes, Kimberly Peirce) et à une génération de nouveaux cinéphiles, nourris au film de genre et à la culture «clips-pub-vidéo-club», de dynamiter certains codes (les Coen, Steven Soderbergh, Quentin Tarantino). En ce sens, le travail de ces cinéastes est un vrai prolongement de celui de leurs aînés, qui a permis aux meilleurs d’entre eux d’enchaîner des projets extrêmement ambitieux et personnels (Psycho, Elephant, Gerry ou Last Days pour Van Sant, Do the Right Thing, Mo’ Better Blues pour Spike Lee, Schizopolis, Solaris, Bubble pour Soderbergh) et d’autres au fort potentiel commercial (Will Hunting, À la recherche de Forrester chez Van Sant, Inside Man chez Spike Lee, Erin Brockovich et la série des Ocean’s 11 chez Soderbergh).
La question de l’héritage de ces cinéastes se pose encore aujourd’hui, alors qu’une nouvelle génération de réalisateurs américains apparaît. Décomplexés vis-à-vis de leurs aînés, ils ont réussi en quelques films à imposer un nouveau regard, une nouvelle écriture, souvent empreints d’une nostalgie certaine pour une enfance bercée par les codes culturels et sociaux des années 1970, au moment où les mastodontes d’aujourd’hui bouleversaient le cinéma d’alors. Ces réalisateurs-là n’ont souvent réalisé qu’entre un et quatre films depuis la fin des années 1990. Il y a ceux pour qui le discours politique n’a plus la vigueur militante de leurs prédécesseurs mais la tranquille certitude de ceux pour qui tout est déjà acquis: Sofia Coppola, Wes Anderson, Noah Baumbach, Alexander Payne… Pourtant, contrairement aux apparences, leur cinéma questionne la place de l’individu et l’état de la cellule familiale dans la société américaine. Et il y a ceux qui, à travers le prisme de la dérision ou au contraire d’un premier degré des plus percutants, continuent de s’interroger sur la place du politique dans le quotidien de leurs contemporains: David O. Russell, Jonathan Caouette, Richard Kelly, voire George Clooney… M. Night Shyamalan, comme Spielberg dont il se réclame, occupe une place résolument à part: sa fascination pour l’imaginaire, le conte et le trompe-l’œil cache un réel désir d’engager un discours sur notre société. Certains d’entre eux, très vite encensés, se sont également très tôt retrouvés confrontés à la violence d’un échec critique et public: Sofia Coppola et Marie-Antoinette, David O. Russell et J’adore Huckabees, Shyamalan et La Jeune Fille de l’eau, Richard Kelly et Southland Tales, pas encore sorti mais hué à Cannes. Mais ces films ont leur défenseurs et n’en déplaise à beaucoup, ce cinéma-là a le visage de l’Amérique d’aujourd’hui. Nous sommes impatients de le regarder mûrir.