Au fil d’une carrière cinématographique longue de trente-cinq ans, John Carpenter n’aura jamais battu sa coulpe, multipliant les films autour d’une certaine idée du cinéma qui ne se sera jamais éloignée d’une vision sociale et politique du monde – une tendance qui lui aliène, aujourd’hui encore, une bonne partie du public, mais dont l’intransigeance intellectuelle et artistique lui assure un vivier d’admirateurs. À la vision de ses premiers brûlots paranoïaques (Assaut, The Thing, Halloween ou New York 1997), il apparaît que le réalisateur charge avec une bonne santé anarchiste dans les brancards de la société occidentale. Cet aspect, loin de s’être atténué avec le temps dans les errements de sa filmographie, reste un facteur central pour appréhender l’ampleur intellectuelle de l’œuvre d’un réalisateur des plus singuliers.
Contamination : la société comme vecteur
S’il devait y avoir un thème propre au cinéma de John Carpenter, ça serait bien celui de la contamination : comment se transmet le Mal. Car ce dernier, chez lui, est cette notion abstraite qui s’infiltre et se propage parmi les individus et les détruit de l’intérieur : une forme invisible et indicible qui trouve refuge dans le cocon douillet que lui tendent nos esprits, là où elle pourra éclore bien au chaud. Car si le Mal est une entité à part entière, c’est toujours par rapport à l’homme qu’il se définit. On retrouve cette idée concrètement matérialisée dans Prince des Ténèbres, où un démon a besoin d’un réceptacle humain pour se réincarner parmi nous. Cette notion du Mal, on s’en rend aisément compte, est une idée très chrétienne qui renvoie à l’image du Malin corrompant les esprits faibles. Carpenter est un cinéaste moins profane que Stanley Kubrick par exemple – chez qui le Mal est n’est qu’une conséquence de la veulerie de l’homme – mais tout fervent chrétien qu’il est, il n’en demeure pas moins un réalisateur pragmatique. Ce qui l’inquiète ce n’est pas tant le Mal en soi, que la capacité de l’homme à le recueillir. Son cinéma se joue alors entre deux sentiments : la fascination pour la figure maléfique et la répulsion que lui inspire ce qui permettrait à cette figure d’exister.
Le Mal par intraveineuse
Comprendre comment le Mal se répand est alors l’une des grandes questions qui animent l’œuvre du cinéaste – qui pourrait s’assimiler à une observation sociologique. Car pour que le Mal se transmette efficacement (c’est-à-dire toucher le plus grand nombre), il doit contaminer des individus au sein d’un groupe, et non des cas isolés. En ce sens, la société et tous les éléments qui la constituent deviennent de parfaits vecteurs de contamination. Un des exemple les plus parlants est le troisième long-métrage de Carpenter, qu’il réalisa pour la télévision : Meurtre au 42ème étage. Une jeune femme, Leigh Michaels, s’installe à Los Angeles, dans un appartement confortable en haut d’un building situé en plein complexe immobilier résidentiel. Carpenter filme longuement ces immeubles au nombre infini de fenêtres comme autant de compartiments d’une fourmilière humaine. Y vivre c’est être membre de l’infrastructure qui compose une société. C’est pourtant l’appartement qui va littéralement exposer Leigh Michaels au danger puisqu’il va permettre à un pervers de l’observer à travers les grandes baies vitrées de sa fenêtre dont le vis-à-vis n’est autre qu’un immeuble voisin. Pire encore, il va même pouvoir s’imposer dans sa vie sans qu’elle puisse jamais le voir en contrôlant le flux d’électricité qui aliment la lumière, en la harcelant au téléphone, en s’introduisant à son insu chez elle. En réalité, le pervers n’est autre qu’un employé de service chargé de la maintenance des différents immeubles. Il fait partie intégrante de leur fonctionnement, mais du coup il est également capable d’en contrôler les moindres aspects. Carpenter, comme toutes les figures maléfiques de son cinéma, le dépersonnalise, allant jusqu’à ne pas clairement révéler ses motivations, ne le réduisant qu’à sa seule fonction (de fonctionnaire). Il n’est pas une pièce dégénérescente de la mécanique du système (comme l’ordinateur Hal 9000 de 2001, l’Odyssée de l’espace) mais offre au Mal une voie d’accès direct vers Leigh Michaels en exerçant sur elle une pression qui va la pousser à adopter les mêmes méthodes que le pervers pour le combattre, en tentant de l’espionner à son tour et en pénétrant chez lui par effraction. La proie va finir par se transformer en traqueur, et lors du face à face final, comme pour achever la contamination, c’est elle, dans un moment de rage, qui le défenestrera.
Au-delà des individus dont la profession est directement liée aux différents rouages de la société, la symbolisation de cette dernière peut aussi passer par des objets emblématiques. Une voiture par exemple, comme dans Christine. Arnie est un jeune lycéen rejeté, qui n’arrive pas à s’intégrer à son environnement familial et social. Il tombe un jour par hasard sur une vieille automobile (une Plymouth Fury 1958), à laquelle il va directement s’attacher. L’automobile est la représentation la plus iconique de la société de consommation, ayant notamment contribué à son développement et incarnant ses différentes composantes hiérarchiques. La voiture est un signe très distinctif d’appartenance à la société. C’est ce qui permet ici à Arnie de se trouver une activité qui le passionne (il travaille dans un garage de récupération de vieilles pièces détachées) mais surtout d’affirmer son identité (il arrive enfin à sortir avec une fille). La Plymouth est filmée comme un être démoniaque, capable de se régénérer toute seule mais surtout de tuer quiconque s’interposerait entre elle et son propriétaire. Va naître entre elle et le jeune homme, un rapport quasi fusionnel et aliénant. Arnie, de plus en plus possédé par sa « liaison » avec son engin motorisé, va, sous son influence, se métamorphoser en un impitoyable meurtrier vengeur.
Là où on ne l’attend pas
Le Mal, parfois, peut emprunter les aspects les plus retors pour s’infiltrer. Dans son film le plus explicite sur la contamination, The Thing, c’est sous l’apparence d’un chien, fidèle ami de l’homme, soit l’un des rares animaux à être tolérés dans les sociétés humaines, qu’il franchit l’enceinte qui abrite un petit groupe de personnes isolées en Antarctique. Plus pervers encore, dans Prince des Ténèbres, c’est dans une église qu’un démon doit se réveiller, lieu symbolique par excellence, dont l’utilité est de préserver spirituellement la société du mal et de ses tentations. De même dans Assaut, un commissariat devient l’étau qui se ressert sur un groupe d’individus qui s’y sont réfugiés pour se protéger d’une bande de voyous. Dans Ghosts of Mars, c’est une exploitation minière dans laquelle travaillent plusieurs ouvriers qui recèle une substance les transformant en zombies brutaux. Plus vicieux : dans L’Antre de la folie, c’est l’imagination d’un romancier qui cache le Mal, et dans La Fin absolue du monde, l’épisode qu’il réalisa pour la première saison de la série Masters of Horror, c’est un film mystérieux qui rend fou au point de faire se mutiler tous ceux qui le regardent.
Mais Carpenter va encore plus loin dans Halloween où le Mal apparaît directement au sein du foyer familial, soit la première cellule qui constitue une société mais aussi ce par quoi elle se renouvelle. Michael Myers, un jeune garçon d’une huitaine d’années, assassine sauvagement et sans raison apparente sa grande sœur tandis qu’elle se préparait pour un rendez-vous. Plus tard, alors devenu un tueur sanguinaire dépourvu de sentiments, il détruira implacablement tous ceux qui ont des aspirations sexuelles (seule la frigide et dépourvue de désir Jamie Lee Curtis lui échappera). Le milieu petit-bourgeois – l’idéal de la société capitaliste – engendre ce qui veut lui empêcher de se reproduire. Le puritanisme (dont on est autorisé à voir en Michael Myers une métaphore) qui est la base impulsive des films catastrophes ou d’horreurs américains (style Les Dents de la mer), n’est plus ici ce qui conduit le récit mais en devient le sujet : rien d’autre qu’une des nombreuses apparences dont se revêt le Mal.
Le totalitarisme pour une contamination totale
Dans New York 1997 et Los Angeles 2013, sa suite/remake, une Amérique tombée dans le totalitarisme absolu envoie les criminels et les opposants au régime en place sur une île (Manhattan ou Los Angeles) totalement isolée, livrant à eux-mêmes ses détenus. Sur l’île s’est créé un microcosme dominé par un tyran mégalomane, où règne la violence et la terreur. Une société qui serait définitivement contaminée, en rejetant radicalement ce qui est issu d’elle mais qu’elle estime gênant à son fonctionnement, engendre une autre société directement imprégnée du Mal, ce qui renforce la représentation qu’en fait Carpenter comme porteuse d’un virus.
Mais c’est encore dans Invasion Los Angeles que cette vision se radicalise. Un vagabond (c’est-à-dire quelqu’un exclu de la société), John Nada, grâce à une paire de lunettes spéciales voit ce que les autres ne voient pas : des extra-terrestres maintiennent les humains sous contrôle en dissimulant leurs aspirations fascistes sous les apparats du monde capitaliste. Chaque affiche publicitaire, chaque panneau de signalisation, chaque journal télévisé « cache » une volonté de soumission à une pensée unique. Carpenter explicite l’illusion métonymique des médias, la façon dont, sous la variété des informations qu’ils divulguent, tous ne convergent que vers un seul sens. Serge Daney explique : « Mais lorsque manque la possibilité de la métaphore, lorsque c’est la métonymie qui l’a emporté, les choses se gâtent. Revient alors (c’est l’intégrisme) la nostalgie d’un noyau dur, d’un vrai objet, d’une vérité incarnée, d’une sortie catastrophique de la consommation du sociétal vers la consumation du social. Revient alors la bigoterie de la terreur. » C’est sous l’emprise d’une peur inconsciente que les humains sont canalisés par les extra-terrestres. Nada, en voulant dévoiler la vérité, lutte contre des moulins : non seulement les E.T. tentent de l’arrêter, mais les humains ne veulent pas voir les choses telles qu’elles sont. À la fin du film, au prix de son propre sacrifice il détruit l’émetteur qui permet de tronquer la vision des humains. Tous alors finissent par se rendre compte de l’odieuse réalité de la situation, le regard médusé par cette prise de conscience soudaine. Cette fin sonne comme l’aveu ultime de Carpenter sur la vocation de son cinéma : parvenir à ouvrir les yeux des peuples occidentaux, dont la peur du fascisme est telle qu’ils le nient, sur la réalité du monde. C’est un véritable fantasme de gauche comme on en trouve peu dans le cinéma américain. C’est ce qui rend l’œuvre de John Carpenter si précieuse.
Ensemble, le pire est possible
Une chose frappe dans l’œuvre de Carpenter : sous divers genres, revient une prédilection pour les menaces posées dans une multitude. Évidemment, sa filmographie comporte quelques exceptions restées fameuses (comme Halloween et son tueur solitaire aux victimes isolées). Il reste que la question du collectif, ceux qui assaillent ou ceux qui se défendent, s’invite régulièrement dans ses films. Le simple mot « plusieurs » semble être une menace pour les protagonistes, soit parce qu’ils font face à une multitude organisée, soit parce que l’équilibre précaire de leur propre collectivité, au fond un assemblage artificiel d’individualités disparates, ne fait qu’accélérer leur chute. Des états de fait dont le cinéaste n’hésitera pas, dès que l’occasion s’en présente, à poser en une certaine vision des conflits d’intérêt entre l’individu et le collectif, notamment dans la société américaine.
Son nom est Légion
Les groupes humains uniformes sont toujours suspects chez Carpenter. Il se peut que ce ne soit qu’une unité de surface (cela concerne généralement les personnages « bons »), façade qui finit par se craqueler face à l’adversité, révélant des disparités morales génératrices de conflits. Dans Assaut déjà, les très honnêtes occupants du commissariat, assaillis par une bande de malfrats à la recherche du père de famille qui a tué l’un des leurs, en viennent à se disputer sur la question de leur livrer ou non le quidam pour sauver leur peau… Mais plus fréquemment, on se trouve en face d’une foule aux objectifs, mouvements et actions coordonnés. Cependant, cette coordination même pose problème : fruit de rites ou d’une puissance supérieure, elle est aussitôt pointée comme contre-nature, malsaine, signe d’une force malfaisante en marche. Dans Assaut, New York 1997 et Ghosts of Mars, les assaillants contre lesquels il faut lutter – gangs, mineurs possédés – observent de concert des rites primitifs et barbares, comme hérités d’âges obscurs de l’Humanité : parfois reconnaissables (les combats de gladiateurs dans New York 1997), mais au sens souvent énigmatique pour le spectateur moderne dont ils brusquent la notion de civilisation policée. Les adorateurs du Prince des Ténèbres, eux, obéissent à une force mystique d’essence maléfique, mais utilisant le décorum de la religion (le lieu sacré de ce culte n’est autre qu’une église catholique, laissée intacte, la foi dans le Bien et celle dans le Mal ne pouvant qu’aller de pair…). Dans ces films-là, l’attitude inébranlable de la foule menaçante n’est pas sans évoquer, à des degrés divers, la démarche aveugle des morts-vivants chers à George Romero, autre réalisateur de genre marqué à gauche pour qui Carpenter se fend parfois d’une citation nominative (notamment à la fin d’Invasion Los Angeles) : une forme d’hommage d’un franc-tireur à un autre, les discours critiques des œuvres des deux cinéastes s’avérant complémentaires sur plusieurs points, notamment dans leurs regards mordants sur la société américaine. Sous une autre forme, dans Invasion Los Angeles justement, la foule consommatrice écho direct de l’époque (reaganienne) sert de couverture à une autre collectivité, plus réduite mais plus puissante, qui manipule la première de l’intérieur.
L’unisson, pour Carpenter, ne peut être qu’un danger, synonyme d’aveuglement et d’absence de pensée destructeurs à terme. Par cette figure, le cinéaste suggère une tendance ancienne de l’être humain à commettre le pire dès qu’il fait fi de son individualité pour adopter un esprit de corps – d’où sa préférence marquée pour les héros « outsiders » farouchement individualistes, même quand ceux-ci sont amenés à collaborer. Il a pu aussi par cet biais, au moins dans ses films les plus frontalement contestataires, renvoyer aisément aux réflexes communautaires les plus discutables (comme la ferveur religieuse pour Prince des Ténèbres, la soumission aux diktats de la publicité et de l’information tronquée dans Invasion Los Angeles…) qui tendent à animer les États-Unis contemporains.
Par élimination, l’assimilation
Carpenter n’a pas l’extrémisme de rejeter sans nuance l’idée d’individus rassemblées par une cause commune. Mais dans toutes ces alliances de circonstance, il met en avant les disparités et les conflits d’intérêts qui les mettront en danger – et qui contribueront, directement ou non, à les réduire graduellement et inexorablement à deux ou trois survivants à la fin. La mise en évidence de ces difficultés à être ensemble devient chez le cinéaste un acte militant, en opposition avec les discours fédérateurs en usage en politique et dans le cinéma grand public, par lesquels on voudrait tout simplifier. En témoigne sa seule insistance à mettre en scène des groupes multi-ethniques (dans tous ses films, tout rassemblement de plus de trois personnes est sûr de l’être). Ces portraits collectifs, alors rares dans une imagerie américaine où on n’usait pas encore de la présence de minorités pour satisfaire aux hypocrites exigences du « politiquement correct », valent comme remises en question des représentations standardisées du peuple américain, mais aussi comme images de la disparité et de l’exposition inévitable aux tensions internes de toute communauté humaine. Ironiquement, dissemblance et individualisme en viennent d’ailleurs à être les dénominateurs communs qui unissent in fine ceux qui auront survécu à l’horreur et à la violence – ainsi d’Assaut, de The Thing et de Ghosts of Mars qui s’achèvent sur deux protagonistes survivants de couleur et de milieu différents. The Thing radicalise cette conclusion jusqu’à l’absurde en faisant de MacReady (Kurt Russell) et Childs (Keith David) les deux uniques survivants dans un désert glacé, alors que, contredisant la convention voulant que « l’union fait la force », ils n’auront pas franchement œuvré de concert pour leur survie, constamment séparés par une méfiance mutuelle. On trouvera d’ailleurs un envers intéressant et tout aussi radical à la fin de The Thing dans celle d’Invasion Los Angeles, où les personnages blanc et noir incarnés respectivement par Roddy Piper et Keith David – encore lui –, seuls et alliés face au complot extraterrestre visant à contrôler les masses, paient tous deux de leurs vies une amère victoire…
Depuis New York 1997 où l’équipe mal assortie de fuyards finit décimée parce qu’ils ne peuvent pas s’entendre sur les positions des mines sur leur route, les protagonistes des collectifs des films de Carpenter finissent immanquablement, pour des raisons toutes personnelles, par prendre chacun une direction divergeant de celle du reste du groupe, et c’est sur ce chemin isolé que beaucoup d’entre eux connaissent une fin brutale. Ironiquement – mais symptomatiquement –, la sanction sera, plus que la perte de la vie, celle de son individualité, de soi. La chose de The Thing ne se contente pas de dévorer ses victimes : non seulement elle s’approprie leurs formes en les ingérant et les imite, mais elle jette le doute sur l’identité et l’intégrité de chacun des survivants, puisque chacun pourrait être ça. Quant aux victimes de Prince des Ténèbres (et, dans une moindre mesure, de Ghosts of Mars, où on est menacé autant de mort atroce que de subir la même contamination que ses agresseurs), elles sont condamnées à rejoindre une de ces foules anonymes, possédées et terrifiantes qui nourrissent chez Carpenter une vraie phobie.
Étonnamment, Vampires, où cette perche de la contamination et de l’assimilation après le meurtre était également tendue, ne creuse pas vraiment le sujet. En fait, dans ce film, Carpenter semble même prendre à rebrousse-poil son propos récurrent sur le collectif. Ce qui aurait pu être la reproduction d’un schéma connu de lui (au commencement : un groupe de chasseurs de vampires sur la piste d’un des pires de l’espèce) se voit contrarié par le massacre brutal de la quasi-totalité de la bande dès les premières minutes. Le chef survivant incarné par James Woods décide alors de partir en chasse seul ou presque, ses deux compagnons devant lutter pour trouver leur place à ses côtés dans un combat devenu tout personnel. Ici, c’est par son individualisme forcené que le héros se met en danger.
Meutes, hordes et troupeau
La légende et Pierre Desproges attribuent, à raison, à Georges Brassens la délicieuse citation : « sitôt qu’on est plus de quatre, on est une bande de cons. » Ce qui est moins connu, en revanche, c’est l’estime dans laquelle John Carpenter tient certainement cette maxime du chansonnier français. Mais la connaît-il seulement ? Carpenter, jeune homme aurait-il penché pour la carrière de chansonnier à texte ? Connaissant sa tendance prononcée à être un contestataire franc-tireur, ce ne serait guère étonnant. Mais à Critikat, nous n’inventons pas les scoops ex nihilo pour le plaisir de l’effet. Conséquemment, ne créons pas une légende de plus : il y a fort à parier que l’œuvre de Brassens soit inconnue à Carpenter – ce qui n’empêche pas d’associer au réalisateur l’aphorisme précité du philosophe de Sète. Les rapports sociaux dans le cinéma de Carpenter obéissent en effet à une dynamique héritée du western, et qui illustre à merveille son monde, dans lequel le salut réside avant tout dans la résistance d’un individu seul face à la norme, que celle soit définie par une société corrompue, ou par un groupe en opposition à une telle norme, mais par rapport auquel il convient pour l’individu de se démarquer pour prendre réellement le contrôle de son destin.
Parnurges et Cassandres
Dans ses premiers films (de Dark Star à Halloween), Carpenter ne prend pas encore soin de définir la déliquescence de la société manipulée, qui deviendra une figure récurrente de ses films les plus virulents, dans les années 1980. Un notable changement de ton intervient avec New York 1997 : d’une tendance prononcée à l’effet de style pour et par lui-même, il radicalise complètement sa thématique avec la création de Snake Plissken, son héros mythique, mais aussi par la peinture minutieuse, portée par une galerie de seconds rôles beaucoup plus écrits, d’une faune remplie de caractères tour à tour menteurs, lâches, veules, profiteurs, ou, pour certains, morts, en général parce qu’ils sont honnêtes. Héritier d’une culture punk alors totalement d’actualité (nous sommes en 1981), NY 1997 présente le premier exemple réel d’opposition entre la Norme, le groupe d’oppression sourd et insaisissable, et le groupe de résistance, ici les New-Yorkais (Assaut, en effet, fonctionnant en huis-clos minimaliste, ne se payait pas ce luxe).
Avec NY 1997, le cinéma de Carpenter se révèle autre que le seul talent remarquable d’un metteur en scène de l’angoisse avec de très bonnes idées de scénario – il prouve la capacité du réalisateur à agrémenter son propos narratif et politique grâce à une méthode qui a fait ses preuves depuis le Zombie de Romero : multiplier les personnages ; les rendre, via une écriture scénaristique pertinente, porteurs de valeurs et de symboles. Comme Romero, Carpenter tend, via ce biais, un miroir à peine déformant à la société à laquelle il adresse son œuvre. Le point commun à toutes ces castes aveuglées est l’absence totale de volonté de révolte : Carpenter stigmatise l’immobilisme d’une société occidentale aux prises avec des manipulateurs de la trempe de Reagan ou de Thatcher. NY 1997 dépeint ainsi cette société comme celle qui soutient un régime égoïste (ainsi que le montre la réaction du président des États-Unis, une fois sauvé), manipulatrice et sans pitié (voir les méthodes de coercition utilisées contre Snake). Qu’est-ce qui peut mener un tel régime au pouvoir ? Carpenter répond, rapidement, par un prologue lapidaire. Il s’intéresse bien plus à la dynamique humaine créée dans les murs du New York prison. De fait, la sauvagerie décadente de la cour du Duc de New York répond à celle, qu’on devine plus organisée mais aussi féroce, de la cour du président des États-Unis. Par atavisme, l’homme reproduit toujours les mêmes luttes de pouvoir internes.
Comme dans la mythologie du western, malgré l’Eldorado toujours présent de la poussée à l’Ouest, il ne faut que peu de temps à l’humain pour rétablir les liens du pouvoir et de la corruption – quand bien même cet Eldorado serait l’écran de cinéma, l’espace de création idéaliste. Arnie, dans Christine, devient un monstre violent sous l’influence de sa voiture possédée, sans le moindre scrupule dans sa poursuite de ses désirs : mettez-lui un costume-cravate, et Arnie devient le symbole du yuppie modèle, la créature 80’s par excellence dans son besoin atavique et paradoxal de conformité individuelle. Le héros de Starman, qui n’est lui pas méchant pour un sou, sera chassé, humilié, et finalement voué à la dissection. Plus insidieuses, les sociétés-fantômes de L’Antre de la folie et de Prince des Ténèbres se révèlent comme un groupe atone, sans personnalité, jusqu’à l’élément déclencheur : les livres de Sutter Cane qui déclenchent chez ses lecteurs des pulsions assassines, l’avènement sur Terre du mal primordial qui révèle des multitudes de cultistes déjà convertis. Une fois cet élément avéré, la société-norme oppressive persiste, avec de nouvelles valeurs, éloignées de toute humanité – la norme idéalisée des enfants surnaturels du Village des damnés, totalement inhumains, présente pourtant un caractère d’utopie paisible. Le père de famille anti-avortement de Pro-Life mène une croisade au nom du dieu chrétien alors qu’il est tout du long inspiré à son insu par le diable : peu importent les raisons morales, seuls comptent finalement les actes. La société occidentale moderne dans le cinéma de Carpenter, dans sa vision du monde, n’est donc pas affaire de civilisation, de morale ou de valeur, mais bien uniquement de rapport de force entre les êtres : nous ne différons finalement pas des animaux les plus primitifs.
Invasion Los Angeles se révèle être la pierre angulaire de cette peinture sociétale. Carpenter y dresse le portrait de l’Amérique de Reagan, percluse de consumérisme exacerbé et d’inhumanité bon teint, qui se révèle infiltrée en profondeur par une race extraterrestre se servant de messages hypnotiques subliminaux pour contrôler la population. Plus que de donner dans le symbolique, Carpenter va avec ce film dépeindre la société au premier degré. Le consumérisme égoïste et matérialiste règne en maître ? Cela ne tient pas en premier lieu aux messages subliminaux, au contrôle médiatique exercé par les extra-terrestres – mais simplement au besoin avoué du groupe d’être contrôlé. Les masses occidentales n’attendent plus que d’être manipulées par les jougs qu’elles se sont elles-même imposés : la loi de la consommation et les médias. La seule victoire de ceux qui résistent – en la personne de « Nada » (« Rien ») – ne sera aucunement définitive : une fois révélé le complot, rien ne dit que la masse se révoltera contre ses oppresseurs. Pourquoi le ferait-elle ? Invasion Los Angeles, comme L’Antre de la folie, ne sont aucunement des appels à la révolte : ce sont à cet égard les films les plus noirs de John Carpenter, ceux dans lesquels il diagnostique avec acuité l’état de la masse. Une masse manipulée, consciente de l’être, pour laquelle le fait même de montrer les ficelles du complot qui la lie dans la coulisse n’a plus d’importance – une masse qui recherche non pas le bonheur mais la conformité, au prix fort : celui de sa liberté. Et ce, des années avant que la société américaine se laisse prendre par les mensonges si visibles des armes de destruction massive.
Singularisation et paranoïa
De fait, la figure du groupe chez Carpenter est une structure sociale vouée à l’échec : soit elle nie toute forme d’individualité, lorsqu’elle est considérée à grande échelle, soit la paranoïa prend place lorsqu’on la limite à un nombre restreint. L’exemple type intervient dans la maîtresse œuvre de Carpenter, The Thing, avec les rapports hautement paranoïaque, en huis clos, entre ses protagonistes. Carpenter se livre ici à un exercice de style sur la figure du monstre, du rejeté : la tension entre les individus existe dès avant l’arrivée de « la chose » parmi les membres de la mission antarctique. John Carpenter et son scénariste Bill Lancaster envisageaient au départ de faire du personnage central de Kurt Russell, MacReady, un ex-pilote ayant fait le Viêt-Nam, le singularisant ainsi dès le départ par rapport aux autres, mais ils ont finalement renoncé. Nul n’est besoin, en effet, de singulariser chacun puisqu’il s’agit, finalement, du nœud dramatique central du film. Peu importe que son aspect soit des moins ragoûtants, la véritable terreur venue de la chose est avant tout qu’elle détruit l’individu, impose une conformité ultime, la mort du soi.
Si Carpenter développe un véritable réquisitoire contre la volonté d’être manipulé dans sa peinture de sociétés à grande échelle, sa véritable haine est destinée au réflexe de conformisme qui intervient dans toute relation dès qu’elle implique un groupe. C’est un procédé physique, traumatisant dans The Thing, ainsi que de Ghosts of Mars et Prince des Ténèbres, ou chacun est à plus ou moins long terme contaminé par l’essence du Mal. C’est également un procédé moral, insidieux, dans les groupes de résistance d’Assaut, d’Invasion Los Angeles, ou même de Vampires. Aucun de ces groupes ne pourra survivre en tant que tel, car le salut carpenterien est avant tout celui de l’individu – et que la séparation doit être résolument traumatique. La Fin absolue du monde présente un héros en demi-teinte, désabusé, fatigué du monde et laissé intérieurement détruit par sa rupture avec sa femme : le salut lui viendra comme celui de John Trent dans L’Antre de la folie. Une plongée dans un monde alternatif ambigu, destructeur – le procédé n’est pas sans rappeler l’aliénation volontaire des héros de Terry Gilliam dans Brazil ou dans Les Aventures du Baron de Munchausen. Mais là où le réalisateur anglais oppose un monde oppressant à un individu qui finit par céder de façon totalement elliptique, Carpenter met en scène le trauma de l’isolement.
Souffrance, désillusion et délire de la paranoïa marquent donc toutes les tentatives de cohésion de groupe dans la filmographie de John Carpenter. Peut-on, dès lors, considérer rétrospectivement le regard porté par le réalisateur sur son anti-héros le plus glaçant, le Michael Myers de Halloween comme similaire à celui porté sur Snake Plissken, Trent ou MacReady ? Le mal essentiel qui se dégage des actions de Myers serait-il subordonné au mal de la conformité, de l’absence de personnalité qui frappe comme une évidence ceux que décime le tueur d’Halloween ? Dans ce cas, cela ferait du Dr Loomis l’alter ego de Carpenter, l’ambiguë figure paternelle qui couve Myers – et qui poserait le tueur en figure extrême du besoin traumatique de singularisation de l’individu chez Carpenter. Des grands ensembles de société destinés à vivre dans le mensonge à la cellule sociale rapprochée, le groupe chez Carpenter est toujours voué à l’échec, et l’individu la seule rédemption possible. Cet individualisme est bien sûr celui de ses héros, foncièrement solitaires, mais également celui de Carpenter, réalisateur singulier et dont la carrière n’a que si peu dévié de son côté franc-tireur. Comme l’artiste sans compromis qu’est le réalisateur, le héros de Carpenter se doit de définir sa propre vision du monde, et de l’assumer jusqu’au bout.
Mon nom est Personne
Bob Hauk : « Réfléchis bien. Nous sommes toujours en guerre. On a besoin de lui vivant. »
Snake Plissken : « Rien à foutre de ta guerre… ni même de ton président. »
New York 1997
En 1981, avec Snake Plissken, Carpenter crée sa première figure de l’outsider, une figure qui se dessine fugitivement dans Assaut mais qui prend son plein envol avec le personnage interprété par Kurt Russell. Présente en filigrane ou bien plus évidemment, elle hantera dès ce moment la filmographie de Carpenter – à la fois, comme on l’a vu, comme antidote aux faillites intrinsèques de la vie en société, mais également comme figure de l’héroïsme, école Carpenter. Un héroïsme triste, contraint, cynique, nihiliste – un caractère dans lequel le réalisateur semble réellement se retrouver.
Contraints et forcés
L’outsider, le héros solitaire, hérité en partie de la fascination de Carpenter pour l’univers du western, est de fait un travestissement de cette figure purement héroïque. Le héros chez Carpenter est un héros résolument non-Byronien, dénué de toute volonté de retrouver les voies de l’Arcadie perdue, de toute nostalgie du passé – c’est au contraire une figure profondément solaire mais destructrice, positive (objectivement, non moralement), qui va de l’avant… parce ce qu’elle sait que ce qui constitue son passé ne lui vaut rien, ne lui apportera rien. Que ce soient Snake Plissken dans New York 1997 et Los Angeles 2013, MacReady de The Thing, Jack Burton dans Les Aventures de Jack Burton dans les griffes du mandarin, Melanie Ballard dans Ghosts of Mars, John Trent dans L’Antre de la folie ou John Nada d’Invasion Los Angeles, aucun de ces héros ne fait jamais mine de vouloir se laisser aller à un comportement héroïque attendu. Snake, Ballard, MacReady luttent avant tout pour leur survie propre, et tant mieux si d’autres personnes profitent de leurs actions, mais ce n’est pas une nécessité morale. Jack Burton se défendra toujours de vouloir autre chose que récupérer son camion lorsqu’il affronte les milices surnaturelles de Lo Pan, Nada se bat contre les envahisseurs avant tout dans un simple esprit de revanche vacharde et brutale – en témoigne son ultime geste avant sa mort, un superbe doigt d’honneur au premier plan.
Trent, quant à lui, est cette figure du héros malgré lui poussée à l’extrême, dans un récit profondément mis en abyme. Trent se voit en effet transporté subrepticement tout au long du film dans l’univers torturé du romancier lovecraftien Sutter Cane, jusqu’à ce que cet univers devienne la réalité. Il passe donc du statut de personnage représentant un individu réel à celui de personnage représentant un personnage : la folie qui étreint Trent au fur et à mesure du film est véritablement celle de l’individu placé dans une case prédéterminée, sans possibilité aucune de sortir du cercle vicieux. Tous autant qu’ils sont, ces personnages sont des anti-héros, figures centrales réticentes à leur propre destin, et dont la description passe par une série d’indices plus ou moins subtils.
Melanie Ballard, dans un Ghosts of Mars datant de 2001, se voit ainsi décrite comme une forte tête de son unité militaire, lesbienne et droguée. On accusera Carpenter de forcer le trait dans ce film – voire de donner dans la caricature, mais qu’est ce personnage, sinon la continuation de la figure du rebelle dans la filmographie de Carpenter ? Le cinéaste propose, au fil de son œuvre, les anti-héros dont est censé accoucher la société. Snake Plissken est un soldat héroïque patriote, décoré à de multiples reprises, devenu braqueur de banque (qui n’est d’ailleurs pas sans évoquer un autre grand héros nihiliste : Kowalski dans Point limite zéro, en 1971) ; MacReady un ex du Viêt-Nam dont le passé militaire, s’il n’est pas explicitement développé dans le film, transparaît dans son comportement sans scrupule et dans sa méthode efficace ; Burton et Nada, les rejetés économiques de la société reaganienne. Tous, Ballard comprise, sont les fantômes des héros oubliés de l’Amérique, leur côté sombre, une tentative de décrire avec bien moins de pompe et de simplisme que la norme cinématographique ces caractères. Ils et elle se dressent, fiers et droits, à l’aune d’une morale qui leur est avant tout propre – et non celle d’une société politiquement correcte, achetant cette grandeur et cette liberté au prix de leur immense solitude.
Plus encore que leur personnification de l’American Nightmare, les anti-héros de Carpenter se distinguent par la vacuité de leurs actions. Snake termine chacun de ses films avec une dureté de ton sans pareille, une absence redoutable d’empathie et de générosité : par deux fois, le fils chéri de l’Amérique de la guerre froide va précipiter la décadence du monde, que ce soit alors qu’il condamne le monde à la famine (New York 1997), ou au chaos (Los Angeles 2013). MacReady et Melanie Ballard ne se font guère d’illusion sur leurs possibilités de survie contre la chose et contre les fantômes de Mars – mais les confrontent tous deux avec dignité. Jack Burton refuse de se ranger et de devenir intégré, alors même que l’American Middle Class Dream lui tend les bras (et nous sommes en 1986, année de l’American Way of Life triomphante) ; John Nada, enfin, laisse l’humanité régler ses propres problèmes, ayant accompli ce qu’il lui semblait être son devoir. Le héros carpenterien est donc avant tout pétri d’intégrité – la seule qualité réellement rédemptrice aux yeux de Carpenter. Le temps des héros mythiques conquérants a passé pour les États-Unis, voici venu celui des héros qui n’en sont que parce que eux n’ont jamais tourné le dos à leurs idéaux, à leur morale – quelle qu’elle soit. À l’image de ses héros, Carpenter poursuit aujourd’hui, avec plus ou moins de bonheur, une carrière elle aussi pénétrée d’une intégrité toujours plus rare, seule réelle façon de politiser son discours cinématographique – et qui force le respect, que l’on aime on non.
De toutes façons, qu’on aime ou non, Carpenter s’en fout.