Rick Sanchez, un scientifique alcoolique et instable, embarque dans ses aventures son petit-fils Morty Smith, un adolescent naïf et mal dans sa peau. Au fil des épisodes, ce maître fantasque et son sidekick arpentent les dimensions et vivent toutes sortes de péripéties impliquant l’ensemble de leur famille : Beth, la fille de Rick, Jerry, le mari de Beth et père de leurs deux enfants, Summer et Morty. Sous couvert de livrer une parodie absurde de tout un pan de la pop culture récente, la série aborde le genre de l’animation satirique avec un certain recul, en envisageant son intensité rythmique (25 minutes d’aventures menées tambour battant, montage rapide et corps virevoltants) comme un véritable fardeau pour ses personnages. C’est qu’à force d’être privés de leur tranquillité, les Smith ne cherchent plus seulement à résoudre les péripéties auxquelles ils sont confrontés. Inutile, en effet, d’essayer de retrouver son train-train quotidien dans un univers gouverné par la sérialité et l’appel sans cesse relancé du fantastique : leur salut tient aussi (et surtout) à leur capacité à se souvenir des événements, dans l’espoir de rompre, par la remémoration, cette boucle fictionnelle dont ils sont prisonniers. Dans l’épisode 6 de la saison 1 (Rick Potion #9), Rick et Morty sont par exemple contraints de quitter leur dimension pour une autre, n’ayant d’autre choix que de prendre la place de leurs doubles en enterrant leurs dépouilles au fond du jardin. Un événement qui va hanter Morty jusqu’à ce qu’il révèle, deux épisodes plus tard, la présence desdits cadavres à sa sœur, ravivant ce douloureux souvenir pour empêcher Summer de quitter à son tour sa famille.
Prendre conscience de l’importance de la mémoire a néanmoins mené la famille de Rick & Morty au bout de trois impasses la maintenant sous l’emprise de la fiction ; trois limites mnésiques qui permettent de saisir l’évolution de la série avant la fin de sa quatrième saison, diffusée ce mois de mai.
1. La mémoire incertaine
La famille Smith a d’abord été confrontée à la malléabilité de la mémoire dans l’un des épisodes les plus marquants de la série, le quatrième de la saison 2, intitulé Total Rickall. Dans cet hommage au film de Verhoeven, la maison au centre du show est envahie par des parasites extraterrestres, capables de se multiplier en créant de faux souvenirs dans la mémoire de leurs hôtes. La remémoration prend ici la forme d’une invasion du présent par l’entremise du montage : à mesure que la famille se souvient, les parasites surgissent dans des flashbacks, puis débordent et investissent le plan suivant en se dupliquant. Mais il s’agit d’une invasion lacunaire, puisqu’elle ne prend en charge qu’un pan spécifique de la mémoire : les parasites ne peuvent créer que des souvenirs heureux, ravivant la nostalgie des bons moments passés en compagnie des héros de notre enfance (licornes, vélociraptors, monstres et autres robots). Morty finit par s’en rendre compte, ce qui met fin à l’invasion et acte la réunion de la famille. À la fin de l’épisode, Beth attaque toutefois un petit être mignon qui se révèle être un ami de longue date – et non un parasite. Le personnage blessé survit à ses blessures, mais le mal est fait. Beth, inconsolable, vient d’être trompée par ses souvenirs défaillants. De sorte que cette mémoire incertaine finit par instaurer un rapport de suspicion vis-à-vis du souvenir et menace de rompre les liens affectifs qui unissent les membres de la famille.
2. Le vrai du faux
À la suite de cette crise de confiance causée par une mémoire vacillante, les Smith débutent la saison 3 séparés – l’occasion pour eux d’exhumer une partie de leur passé. Dans le premier épisode (The Rickshank Redemption), Rick est prisonnier de la fédération galactique et doit révéler un pan secret de sa mémoire, qui est aussi l’une des grandes zones d’ombre de la série : la disparition de Mrs. Sanchez, la mère de Beth et femme de Rick. Dans une sorte de flashback en réalité virtuelle, où Rick est spectateur de ses propres souvenirs, on découvre le scientifique, plus jeune, en train d’assister à la mort de sa femme et de sa fille, puis trouver dans sa détresse la formule de son célèbre portal gun (l’outil principal de la série qui lui permet de passer d’une dimension à une autre). Le souvenir de Rick se révèle alors être un faux, et la formule en question un simple virus destiné à contrôler l’ordinateur qui le maintient prisonnier. Rick a en fait tiré les leçons des parasites mémoriels : d’une pierre deux coups, le recours au faux lui permet de préserver ses souvenirs véritables et d’exploiter la malléabilité de la mémoire pour se libérer de l’envahisseur. Mais un doute persiste : à la fin de l’épisode, Rick annonce à Morty vouloir retrouver coûte que coûte le goût de la Szechuan McNuggets Sauce, « même si cela prend neuf saisons ». Avec cette madeleine de Proust qui faisait pourtant partie intégrante du flashback précédemment simulé, les aventures de Rick et Morty semblent relancées par une mémoire composite où le vrai et le faux s’entremêlent librement. Prétendre pouvoir discerner, comme dans Total Rickall, le souvenir véritable de la nostalgie fabriquée de toutes pièces, n’a dès lors plus aucun sens.
3. La mémoire insoutenable
Au souvenir fabriqué répond le souvenir effacé. Nous sommes à la fin de la saison 3, la meilleure partie de la série, et Rick et Morty sont déjà épuisés de leurs aventures. Dans l’épisode 8, intitulé Morty’s Mind Blowers, Morty apparaît les yeux gonflés de cernes et fait part de sa volonté d’oublier une précédente expédition. Rick l’emmène alors dans un sous-sol qu’il nomme Les Archives, où se trouvent tous les souvenirs que Morty lui aurait, selon ses dires, supplié d’effacer. Le duo revisite les traumatismes du jeune homme et Rick lui confie qu’en plus d’extraire certains pans de sa mémoire, il s’est permis de les remonter pour les rendre plus cohérents lors de leur remémoration (dans l’un de ses souvenirs, Morty est témoin d’une découverte scientifique à laquelle il n’a pas réellement assisté). La mémoire apparaît encore une fois malléable par le biais du montage : non seulement Rick sélectionne les souvenirs de Morty, mais décide aussi de leur mise en ordre. Déchiré, le duo finit par en venir aux mains, s’efface accidentellement la mémoire, puis tente de se suicider (« à quoi bon continuer si tout ce qui se passe termine ici ? »). C’est là que Summer intervient et leur annonce que ce n’est pas la première fois que le duo se livre à ce type de crise existentielle. Sur les instructions de Rick, elle leur fait oublier ce qu’il vient de se passer et leur permet de recouvrer leurs mémoires initiales. L’unité du duo est rétablie par cette remise à zéro, les cernes de l’adolescent se sont dissipés, mais ce recours aux Archives nous a permis d’entrevoir toute l’ambivalence de la mémoire. D’un côté, l’accès aux souvenirs permet à Morty de se défaire de l’emprise de son grand-père, mais avec le risque qu’il sombre dans la folie et en vienne à s’ôter la vie. De l’autre, la suppression de la mémoire de Morty le maintient sous le joug du scientifique, mais lui permet de continuer à vivre sans perdre la raison. C’est le grand drame de Rick & Morty : octroyer à ses personnages une mémoire avant de les en priver, comme si la poursuite de la série dépendait précisément de leur amnésie.