Retour sur l’histoire du glitch à l’écran, du cinéma expérimental au blockbuster hollywoodien en passant par l’art vidéo, les avant-gardes numériques, le vidéoclip et la publicité.
Le glitch désigne à l’origine un dysfonctionnement électronique. Synonyme de bug ou plus largement d’erreur informatique, il recouvre par extension les formes et les motifs associés à une interférence graphique dans le champ des images numériques, quand bien même la défaillance technique dont elle est supposée témoigner n’est plus inopinée mais volontairement provoquée à des fins figuratives et artistiques. C’est notoirement le cas du datamoshing (entrelacement de données), qui vise à enchevêtrer les portions visuelles des images en modifiant les paramètres de compression ou en retirant des images-clés dans les fichiers vidéo, c’est-à-dire en enlevant une partie des informations qui indiquent un changement entre deux plans. D’autres techniques et méthodes existent pour générer des images aux contours dysfonctionnels, parmi lesquelles le databending (torsion de données), qui consiste à modifier les informations des fichiers (dans une perspective voisine du datamoshing), ou encore le circuit bending, qui concerne quant à lui la disjonction du hardware et des composants matériels de la machine. Autant d’initiatives techniques et formelles, particulièrement visibles depuis vingt ans, qui interrogent jusqu’aux fondements même des images et de leur défilement, brisant l’unité spatio-temporelle du photogramme tout en révélant l’instabilité insoupçonnée du pixel. Après avoir brièvement abordé ces questions, autour notamment de l’œuvre de Jacques Perconte (qui, nous le verrons, s’en écarte sur plusieurs points), revenons plus en longueur sur l’histoire de ces formes singulières, qui ont pour point commun d’envisager le numérique comme un terrain d’abstraction et d’expérimentation.
Attaquer la figuration
Il y aurait toute une contre-histoire du cinéma à bâtir en marge des images stabilisées du canon cinématographique. Une « protohistoire » constituée de rebuts, de déchets, d’accidents et de visions portant les stigmates d’un dysfonctionnement impromptu ou volontaire, au bout de laquelle se trouverait le motif du glitch, du bug informatique et du datamoshing. On découvrirait que c’est sous le signe de l’erreur que le numérique a vu le jour, lorsque Alan Turing, dans les années 1930, inventa sa « Machine universelle » et démontra notamment « l’incomplétude résidant dans tout énoncé mathématique ». Mais le glitch numérique n’a pas pour seul point d’origine les débuts du calcul informatique. Son développement s’enracine aussi dans une histoire esthétique du déchet, de l’instable et de la rature sur des supports plus anciens, que ce soit sur pellicule ou sur signal vidéo analogique. Pour la pellicule, on retrouve par exemple quelques phénomènes plastiques qui s’apparentent aux motifs esthétiques du glitch dès le début d’un célèbre court-métrage expérimental comme Le Retour à la Raison de Man Ray (1927), qui s’ouvre sur une série de photogrammes recouverts de grains de poivre et de sel. Le grain y est à la pellicule ce que le pixel sera au numérique : une unité picturale qui, dans son instabilité, vient mettre en exergue la discontinuité fondamentale du défilement cinématographique et les caractéristiques techniques du médium (sa matière, ses éléments). Un peu plus tard, un cinéaste tel que Harry Smith intégra plusieurs figures géométriques au sein d’un bouillonnement de tâches et de points instables dans les premiers épisodes de sa série Early Abstractions (1939 – 1956). Il réalisa par-là plusieurs courts-métrages qui firent dialoguer la forme normative (le rond, le carré, le rectangle, etc.) et l’informe (des milliers de petites macules), dans un régime plastique à mi-chemin entre le figuratif et l’abstrait. C’est qu’au même titre que son ancêtre analogique, le glitch est une notion relative : il s’affirme en contrepoint du discernable, et ne peut être considéré comme une « erreur » que par rapport à ce qui « fonctionne ». Chez Smith, l’instabilité de la tâche fait précisément événement parce qu’elle répond à la stabilité des figures géométriques.
Mené en partie par le poète et cinéaste Isidore Isou, le mouvement lettriste des années 1950 va quant à lui prendre d’assaut la figuration en attaquant directement la pellicule. Dans Traité de bave et d’éternité (1951), Isou se filme en train de flâner dans les beaux quartiers de Paris et réutilise des images de films militaires jetés à la poubelles, initiant à l’occasion le principe du found footage et du cinéma de seconde main, qui fait la part belle aux détritus filmiques. Mais le cinéaste ne s’arrête pas là. Dans un texte en voix off, il annonce « la destruction du cinéma, le premier signe apocalyptique de disjonction, de rupture, de cet organisme ballonné et ventru qui s’appelle film ». Pour cela, le cinéaste désynchronise l’image de la bande-son, projette des monochromes noirs ou retourne verticalement les photogrammes, quand ceux-ci ne sont pas directement « ciselés » par l’artiste. Isou raye les images, les égratigne, les pulvérise et les défigure pour les priver de leur intégrité analogique. Projeté en marge du festival de Cannes, comme une réponse aux images standardisées de la Croisette, le film-manifeste d’Isou séduisit les grands noms de l’avant-garde (de Jean Cocteau à Maurice Lemaître) tout en récoltant le mépris d’une partie de la critique. Il ne pouvait en être autrement pour cet essai filmique qui fit de la rature un geste volontaire et intentionnel, ouvrit la voie à un cinéma de l’objection visuelle et qui, dans la lignée des dadaïstes, transforma le déchet et l’aberration plastique en un projet artistique et politique. En malmenant à son tour la figuration, le glitch s’inscrira, nous le verrons, dans le giron du « cinéma discrépant » d’Isidore Isou.
Les aléas du signal
C’est l’une des installations les plus fameuses de Nam June Paik, porte-étendard de l’art vidéo et du mouvement d’avant-garde Fluxus dans les années 1960 : avec TV Magnet (1965), l’artiste sud-coréen dispose un aimant sur un poste de télévision. Véritable sculpture interactive, TV Magnet invite ses spectateurs à modifier les images qui s’affichent sur l’écran, le déplacement de l’aimant changeant la disposition des lignes qui s’y déploient. La télévision, comme la pellicule avant elle, subit des modifications aussi imprévisibles (dans leur résultat final) que volontaires (dans l’intentionnalité de les produire). Pour Information (1973), l’artiste et plasticien Bill Viola, dans la lignée de Paik, travaillera à son tour les aléas du signal vidéo, dans ce qui s’apparente, selon ses dires, à un dysfonctionnement brut, à un « pure glitch ». Plusieurs années après la réalisation de la pièce, Bill Viola reviendra en ces mots sur la conception d’Information : « J’étais en train d’utiliser deux machines pour faire une copie, quand j’ai branché la borne de sortie sur la borne d’entrée de la même machine, par accident ; j’ai enclenché l’enregistrement et il y a eu un étrange feedback. […] Chaque fois que je poussais le bouton, cela donnait quelque chose de différent. » Toujours dans l’art vidéo, Toshio Matsumoto (connu au cinéma pour avoir réalisé Les Funérailles des roses) va quant à lui s’intéresser à la manière dont il est possible, à l’âge des synthétiseurs, de court-circuiter la perception en exploitant la modularité des images vidéo. Dans Metastasis (1971), il met en mouvement une image fixe via une série de perturbations chromatiques (une photographie de toilettes, en écho à la fontaine duchampienne). Dans Expansion (1972), ce sont des figures humaines qui voient leurs contours s’entremêler avec des aplats de couleur, le temps d’une danse psychédélique. Dans le plus tardif Shift (1982), Matsumoto décompose des façades d’immeubles à l’aide d’un synthétiseur. Des blocs vidéo rectangulaires se décalent et glissent les uns sur les autres, comme les fragments d’une architecture en perpétuelle recomposition, dans ce qui annonce la technique du databending, torsion de données numériques qui produit des décalages rectangulaires dans l’espace des images.
C’est en parallèle de l’âge d’or de l’art vidéo que débute la création infographique sur ordinateur, avec dans son sillage les premières abstractions digitales. Dans ses Poem Fields (1966 – 1971), Stan Van der Beek programme, depuis les laboratoires Bell, des formes matricielles colorées qui préfigurent, par leurs changements graphiques, les abstractions pixelisées caractéristiques de l’esthétique associée au glitch. Quant à Lillian F. Schwartz, pionnière dans le champ des images animées sur ordinateur, elle figure le passage de l’analogique au numérique avec Pixillation (1969), qui alterne des images d’émulsion photochimique et des formes géométriques générées informatiquement, dans un ballet chromatique travaillant la question du scintillement, de la boucle et du revirement figuratif. Avec Metamorphosis (1974), Schwartz met par la suite en lumière les propriétés combinatoires des images digitales, dans un enchaînement de tableaux abstraits constitués de formes géométriques en perpétuelle régénération. Les couleurs et les lignes d’une image changent et se déplacent pour constituer la suivante, posant les principes d’une approche du numérique basée sur la transformation continue plutôt que sur la coupe. Après le TV Magnet de Paik, et longtemps avant les mutations plastiques produites par la compression digitale, l’image numérique aura ainsi été envisagée dès le départ comme une matière « en constante métamorphose », « toujours au plan de sa conception ».
La bombe informatique
Si Stan Van der Beek et Lillian F. Schwartz n’ont jamais revendiqué le fait de travailler le dysfonctionnement en tant que tel, il faut attendre 1978 pour qu’un court-métrage s’en réclame explicitement. Il s’agit de Digital TV Dinner, petit film de trois minutes réalisé par Jamie Fenton et Raul Zaritsky, et considéré aujourd’hui comme l’une des premières œuvres de l’histoire du glitch numérique, si ce n’est la première. Le court-métrage est réalisé sur une console de jeu vidéo, l’Astrocade, qui offrait, pendant la brève année de son éphémère commercialisation, la possibilité de retirer les cartouches de jeu sans éteindre le système, occasionnant une série d’aberrations visuelles au moment d’appuyer sur le bouton « Reset ». Par cette opération de circuit bending, l’interface se retrouve prise d’assaut par des striures qui révèlent la composition matricielle des images numériques. Au-delà de l’étonnante variété des agencements graphiques produits par une si petite machine (8 bits), ce qui frappe ici tient à l’alternance, dans la deuxième moitié du court, entre un régime plastique assez diffus – des images qui s’apparentent à un bruit de signal analogique, comme un grouillement confus de pixels noirs et blancs –, et un autre, aux contours plus réguliers – des lignes rectangulaires qui ressemblent à des barreaux de prison ou à la façade d’un immeuble. Dès le début du glitch, deux perspectives formelles se sont ainsi affirmées, la première consistant à travailler une forme d’expressionnisme abstrait (des points disséminés aléatoirement sur la surface des images), la seconde s’inscrivant davantage dans le néoplasticisme de Piet Mondrian (des rectangles, des carrés, des lignes). Deux régimes figuratifs qui demeurent encore prégnants aujourd’hui dans le champ créatif du glitch.
Bien que l’histoire du glitch commence à la fin des années 1970 avec Fenton et Zaritsky, elle ne prend toutefois véritablement son envol qu’à l’issue des années 1990, au moment où les ordinateurs personnels et surtout Internet auront atteint les foyers du grand public. Pour se développer, l’esthétique du glitch a en effet dû attendre que l’accès au World Wide Web se démocratise : il a fallu que le numérique se retrouve entre les mains de créateurs et d’artistes avides de bricolage et d’invention pour que se manifeste le désir collectif d’en court-circuiter les formes et les conventions. C’est ce qui a par exemple motivé Jacques Perconte, à la fin des années 1990, à créer et partager ses premières pièces à l’aide de la machine mise à disposition par son école d’art – des œuvres inaugurales davantage fondées sur une disjonction des outils (notamment des scanners) que ses derniers films, qui plutôt que de revendiquer un dysfonctionnement, invitent à voir dans la compression une autre façon de figurer le monde (en proposant non pas un dysfonctionnement mais un autre fonctionnement, une autre manière de voir). Avant de trouver son horizon esthétique dans la compression du paysage, Jacques Perconte travaille, durant ces premières années d’activité, la question du corps dans le champ numérique. Un motif qui va obséder les premiers artistes de la compression, de la torsion des données ou du flou numérique, en ce qu’il permet, dans la lignée d’Isou, d’interroger les fondements de la figuration, d’assaillir le discernable et le reconnaissable, de déconstruire et de réinventer le motif millénaire du corps à l’heure de sa numérisation. C’est ainsi que Perconte réalise, en 1998, Ncorps, où plusieurs nus sont divisés en différentes couches et strates numériques, la fragmentation de l’image du corps répondant à celle de l’image elle-même. En 2000, le plasticien Thomas Ruff produit de son côté sa série de Nudes, des clichés pornographiques qu’il va altérer numériquement, moins pour en censurer le contenu à caractère sexuel que pour mettre à mal la netteté et la clarté, et paradoxalement redonner un corps (plastique) à des figures aux contours fantomatiques. L’année suivante, c’est Maria Klonaris et Katerina Thomadaki qui confronteront le corps à sa pixellisation par le recours au databending dans leur court-métrage Pulsar (2001), à la fin duquel l’image du corps de Klonaris se retrouve fractionnée en plusieurs blocs de pixels qui se désynchronisent peu à peu les uns des autres.
Quelques temps après les artefacts corporels de Perconte et du duo Klonaris/Thomadaki, le vidéaste Takeshi Murata met en ligne un court-métrage intitulé Monster Movie (2005), dans lequel il remploie et met en boucle des images d’un film de Carl Gottlieb, The Caveman. On y voit un monstre sortir de l’eau, puis se déplacer le temps d’une boucle psychédélique, dans un maelström de pixels qui font du véritable « monstre » du film le datamoshing lui-même, cette technique de compression qui dévore et engloutit les figures (avec encore une fois, au centre du système d’altération plastique, le motif du corps). Si Murata réalise d’autres courts-métrages analogues par la suite, notamment le très beau Pink Dot (2007), qui reprend des images du Rambo de Kotcheff, Monster Movie s’imposera parmi les œuvres les plus notoires de l’histoire du glitch. L’esthétique et la pratique du glitch dans les arts visuels vit à ce moment une sorte de période dorée. Des installations du collectif Jodi avec My%Desktop (2002) ou World Wide Wrong (2005), aux courts-métrages de Karl Klomp (Rex et Tiedoe, 2005), de Nick Briz (From the Ground Up in Order, Embrace, 2007, et Binary Quotes, 2008) ou de Rosa Menkman (Performative Fail, 2008), en passant par les début du machinima et du partage de bugs vidéoludiques sur Internet, le glitch est au milieu des années 2000 une terra incognita propice à l’expérimentation et au détournement réflexif des outils numériques. Il investit différents dispositifs et horizons (court-métrage, installation), et se développe à la fois dans ses dimensions politiques et esthétiques. À la même période, Jacques Perconte livre ses premières œuvres d’envergure, affinant son approche singulière de la compression numérique avec uaoen (2003) puis uishet (2005). C’est enfin à l’issue de la décennie 2000 que se concrétisera cette effervescence créative, avec la publication du Glitch Studies Manifesto de Rosa Menkman, dans lequel on peut notamment lire les injonctions suivantes : « Éloignez-vous des carcans établis et rejoignez l’avant-garde. Devenez un nomade des artefacts ! », « Trouvez une catharsis dans la désintégration, la rupture et la déflagration », « Manipulez, tordez et brisez n’importe quel médium jusqu’à créer quelque chose de nouveau », ou encore celle-ci, en guise de mise en garde : « La popularisation et la vulgarisation de l’avant-garde dysfonctionnelle est inévitable. Ayez conscience de l’existence de glitches reproductibles automatiquement à l’aide de logiciels et de plugins. Ce qui est maintenant du glitch deviendra une mode. »
Le pixel mort
Dans la seconde moitié des années 2000, le vidéaste Paul B. Davis fait son entrée en scène et s’apprête à devenir, sans le savoir, l’un des protagonistes principaux d’un tournant iconologique dans l’histoire du glitch à l’écran. Paul B. Davis va associer, comme Murata, le recours au datamoshing avec le remploi d’images préexistantes dans ses Compression Studies, dont le premier épisode, mis en ligne en 2007 et réalisé en collaboration avec Jacob Ciocci, mélange les images et les bandes sonores de deux vidéoclips : « Umbrella » de Rihanna et « Zombies » des Cranberries. Au-delà de participer à la création d’un mashup littéral (une « purée » entre plusieurs images, mais aussi plusieurs bandes sonores), le datamoshing se porte une fois encore sur l’hybridation du corps avec la matière des images digitales. Les icônes pop se confondent avec les couleurs de leur environnement sous les effets de la compression, outil qui vient alimenter la perspective d’une abstraction plastique autant que celle d’un détournement critique. Avec Compression Study #1, il s’agit en effet pour Paul B. Davis de déconstruire et de mettre à mal les images hégémoniques à l’ère du clip MTV. Mais il est toutefois autant question de liquider et de liquéfier le corps dans un magma de pixels instables que de lui rendre, à l’inverse, sa puissance d’apparition figurale, autrement dit de lui redonner son caractère d’événement plastique. Les travaux de Paul B. Davis semblent par là annoncer l’avenir du glitch, au moment où il n’est encore qu’une perspective esthétique attirant les artistes contemporains et les internautes curieux : si le glitch attaque et sublime dans le même temps le corps et les images qu’il court-circuite, alors il peut potentiellement devenir à son tour un nouveau standard figuratif. Un bouleversement qui arrivera plus vite que prévu pour Paul B. Davis. En pleine préparation d’une exposition liée à ses travaux autour du datamoshing, l’artiste découvre, en 2009, le clip du rappeur Kanye West, « Welcome to Heartbreak », qui reconduit, avec la compression numérique, l’hybridation opérée entre les corps et les pixels colorés dans Compression Study #1. Déçu, Davis rédigera un article pour témoigner de son effarement à voir cette technique, constituant à ses yeux un outil critique contre la standardisation, être récupérée par l’industrie qu’il cherchait à contrecarrer : « J’ai vu Kanye West parader dans un champ de glitch qui ressemblait exactement à mon travail. […] Le langage spécifique que j’utilisais pour critiquer de l’extérieur la pop-culture était désormais devenu une référence culturelle mainstream. »
La suite de cette histoire est celle qui va, en quelques années seulement, mener le glitch des galeries d’art et des recoins d’Internet au cinéma d’action et de science-fiction hollywoodien. En 2009, dans la foulée de « Welcome to Heartbreak », Linkin Park compose un morceau pour la bande-son du dernier Transformers de l’époque, « New Divide », titre dont le clip aura à son tour recours au datamoshing (dans la dernière partie de la vidéo). La même année, le groupe Chairlift met en ligne un clip musical pour le morceau « Evident Ustensil », qui utilise dans son intégralité la compression numérique. Rap, rock, electro-pop : la machine est lancée, et le glitch prêt à investir toutes les strates de la culture visuelle contemporaine des années 2010. Au cinéma, le glitch est d’abord convoqué à des fins narratives pour figurer un problème technique ou l’intrusion d’un virus indésirable dans le champ des interfaces. C’est le message du général Zod aux terriens dans Man of Steel (2013), l’altération des images de webcam pour les adolescents du film-interface Unfriended (2014), l’inquiétante étrangeté qui s’immisce dans les écrans de Ex Machina (2015), ou encore les défaillances technologiques des terminaux de bord d’un vaisseau spatial dans Passengers (2015). Dans Mall (2014), réalisé par l’un des membres de Linkin Park ayant conçu le clip de « New Divide », le datamoshing vient s’immiscer à intervalles réguliers au fil de l’errance d’un adolescent en passe de commettre une attaque à l’arme automatique dans un centre commercial. Dans Ghost in the Shell (2017), des réminiscences mnésiques (un chat, une pagode) interviennent brusquement par l’entremise du databending. De manière assez récurrente, le glitch est ainsi employé au cinéma pour caractériser un trouble ou une menace pour l’ordre et l’équilibre du monde, qu’il s’agisse de l’expression d’une entité extérieure (alien, virus, intelligence artificielle) ou d’une intériorité torturée (pulsion de mort, passé qui revient hanter les personnages, etc.). Chez Larry Clark, le datamoshing vient en ce sens également figurer un décalage entre le plaisir de la chair et le dérèglement des rapports humains (le sexe triste, la prostitution juvénile), dans l’ouverture de l’oraison funèbre The Smell of Us (2014). Il reste cependant le résultat d’un accident véritablement imprévu, et s’inscrit de surcroît dans une sorte de tradition du nu dysfonctionnel, après Perconte, Ruff et Klonaris/Thomadaki. Deux éléments qui font de la scène inaugurale de The Smell of Us l’une des dernières réminiscences en date d’un « pure glitch » au cinéma.
Putréfaction
Du côté du vidéoclip, le datamoshing continue dans ce laps de temps à faire des émules. Dans la lignée du clip de Kanye West, Yung Jake et le groupe ASAP Mob emploieront la même technique dans leurs vidéos pour « Datamosh » et « Yamborghini High », avant que de nombreux autres rappeurs ne reprennent les motifs du grésillement et des artefacts numériques pour accompagner leur musique et cultiver une imagerie aux contours séditieux. Jamais très loin de l’industrie musicale, ce sera ensuite au tour de la mode et de la publicité de s’en emparer, pour acter définitivement la dégénérescence du glitch en tant que « style prêt-à-porter ». En 2013, le photographe de mode Zach Gold réalise un « fashion film » (sic) intitulé Yaoguai, sorte de défilé en noir et blanc où les courbes de plusieurs mannequins vont s’étioler sous les effets de la compression numérique. Le datamoshing vient désormais composer des lookbooks et s’affirme dans une compatibilité insoupçonnée avec le marché de la mode. Il en va de même pour H&M, qui en 2014 héberge sur sa chaîne musicale un clip de Röyksopp & Robyn ayant recours au glitch. Si ce n’est pas la marque elle-même qui a dirigé l’initiative, le simple fait qu’elle relaie et fasse la promotion d’une vidéo où le datamoshing occupe un rôle central en dit long sur sa récupération progressive par l’industrie durant les années 2010. En 2017, Adidas enfoncera le clou jusqu’à intituler sa nouvelle gamme de chaussures de foot « Glitch », avec un slogan assez ironique : « Break all patterns. » Une chaussure qui n’a de toute évidence rien à voir avec le bug informatique, mais qui sera présentée sur une plateforme de vente en ligne avec des artefacts de pixels et des effets de databending en guise d’habillage graphique. La vidéo revenant sur le travail de conception de l’application en témoigne. On y trouve une reproduction assez pauvre et sommaire de quelques défaillances visuelles, mais aussi une récupération décomplexée des valeurs de disruption qui sont généralement associées au dysfonctionnement numérique (les prestataires d’Adidas affirment changer les codes, briser les conventions, et même faire de l’open-source). Comme annoncé par Rosa Menkman, le glitch, réduit à l’état d’ornement et d’argument promotionnel, est devenu à la mode.
Que reste-t-il du glitch dans la seconde moitié des années 2010 ? Si Jacques Perconte a depuis longtemps montré que le travail de matière digitale n’était pas réductible au seul dysfonctionnement des outils, et qu’il continue de creuser, en solitaire, de nouvelles voies pour la compression numérique, les noms importants de son histoire s’en sont progressivement éloignés, notamment Takeshi Murata, qui travaille désormais davantage la question du volume dans les images de synthèse (dans le court-métrage Om Rider ou encore le clip pour Oneohtrix Point Never). En espérant montrer qu’il existait encore des collectifs et des internautes travaillant les formes dysfonctionnelles, une exposition installée à Cracovie en 2015 aura dans cette perspective annoncé, dans son titre, la mort du glitch (« Glitch Art is Dead »). Intégré au corpus historique du Livre d’image de Jean-Luc Godard (2019), dans lequel est repris un extrait d’Après le feu de Perconte, le glitch ferait désormais partie du passé : toute tentative de le ressusciter ne saurait s’accomplir sans prendre en charge le fait que, après avoir été largement popularisé et pillé par les marques et les majors, le glitch ne peut plus étonner, faire l’effet d’une bombe ou s’opposer aux images industrielles (puisqu’il en fait désormais partie). Dans le jeu vidéo Memory of a Broken Dimension (toujours en développement depuis plusieurs années et accessible en version béta), les bugs numériques, qui font partie intégrante du style visuel et de la trajectoire ludique du titre, invitent par exemple le joueur à traverser un champ de ruines numériques – les artefacts digitaux ne sont plus que des émanations d’une temporalité lointaine. Pour la création vidéo sur Internet, faire du datamoshing en 2020 implique aussi de déterrer un cadavre, de mener un processus d’exhumation. C’est ce à quoi semble s’être attelé Guli Silberstein, qui a réalisé durant la pandémie de Covid-19 The Devil Had Other Plans (Act I) (2020), une compression numérique de fragments extraits de La Nuit des morts-vivants de George A. Romero, colorisés à l’aide d’un algorithme. En s’ouvrant sur un cimetière qui résonne avec celui du Père-Lachaise dans Holy Motors (2012), pour lequel Perconte a été convié à compresser un traveling alimentant la hantise caraxienne d’une « mort des images » à l’âge du numérique, The Devil Had Other Plans figure autant la fuite d’individus effrayés à l’idée d’être dévoré par les zombies de Romero (ou la germaphobie au temps de la pandémie mondiale), que la nature cadavérique du glitch en 2020. Comme chez Takeshi Murata, le monstre du film, c’est la compression elle-même ; comme chez Paul B. Davis, il y est question de zombification et de ravalement des figures, à l’image de ce très beau plan, à la fin du court-métrage, où une silhouette s’extirpe de la bouche d’un visage en enjambant un cadavre. À Silberstein de reconduire ainsi les horizons formels de Murata et de Davis pour proposer une sorte de commentaire, venu d’outre-tombe, sur la destinée d’un glitch entré en putréfaction.
Deus ex machina
Le recours de Silberstein à l’intelligence artificielle pour coloriser les images du film de Romero, et par extension guider les formes de la compression, esquisse toutefois un nouvel horizon pour le dysfonctionnement numérique à l’écran. Depuis quelques années, le vidéaste Damien Henry expérimente les abstractions visuelles produites par les algorithmes. Après avoir, dans la lignée de Jacques Perconte, repris des images de train qu’il a altérées par un processus automatisé (dans deux vidéos, ici et là, mises en ligne en 2017), il remploie en 2018 L’Arrivée d’un train en gare de La Ciotat des frères Lumière, dans une vidéo au titre analogue. Le spectacle inaugural de l’entrée d’un train en gare, allégorie de la machine-cinéma régulièrement convoquée par les avant-gardes filmiques, est reconduit sous la forme d’un bouillonnement de pixels, dans une relecture algorithmique de l’image cinématographique où la perception et la figuration sont bouleversées par l’entremise du deep learning. À la manière des pièces génératives de Jacques Perconte comme Le Tempestaire (2020), qui convoque lui aussi un cinéma des premiers temps (celui de Jean Epstein), les processus automatisés produisent des images imprévisibles, qui revivifient les principes d’interférence plastique et de défiguration issus de toute une généalogie du dysfonctionnement à l’écran, en même temps qu’ils en reconfigurent les fondements méthodiques (il ne s’agit plus de faire dysfonctionner les outils, mais de voir les aberrations visuelles qu’ils sont capables de produire dans leur fonctionnement propre). Voilà donc que le glitch, bouclant la boucle de son histoire tout en convoquant les fantômes originels du cinéma, retourne à son point de départ pour laisser, en dernière instance, le soin à la machine de produire elle-même ses propres abstractions.