L’attente suscitée par quelques films de février (L’Empire, La Bête, Daaaaaalí !, Le Successeur), combinée à la prochaine cérémonie des César qui orchestrera un duel indécis entre Anatomie d’une chute et Le Règne animal, nous a semblé une bonne occasion pour prendre le pouls du cinéma français contemporain, en partant d’une question à laquelle nous n’avons pas trouvé, au sein de la rédaction, de réponse évidente : quels seraient aujourd’hui les très grands metteurs en scène français ? Qui peut prétendre être « incontestable » ? Si plusieurs noms se détachent, à chaque fois, quelque chose coince : une image clivante et une position désormais incertaine au sein de l’industrie (Kechiche), des œuvres dont les derniers fragments ne figurent pas non plus parmi les plus forts (Cavalier, Garrel), une certaine confidentialité liée à un mode de distribution alternatif (Perconte), des films sinusoïdaux (Breillat), une filmographie plutôt régulière mais sans pics (Mouret), etc. Le cinéma français a beau ne pas manquer de forces vives, on a tout de même l’impression qu’il se trouve aujourd’hui dans une forme d’entre-deux, qu’un processus de renouvellement s’est amorcé sans que l’on puisse encore en entrevoir le bout. Car si on avait posé la même question il y a une dizaine d’années, les prétendants n’auraient pas manqué : Godard, Akerman, Resnais, Rohmer, Rivette, Varda, Brisseau… Le temps a depuis fait son œuvre et la fortune diverse des cinéastes émergents des années 1990 ou du début des années 2000 – Desplechin, Bonello, Denis, Guiraudie et Dumont (dont on n’a pas encore pu voir L’Empire au moment de boucler ce dossier) – nourrit le sentiment qu’aucun n’a su, au-delà d’un film ou deux, tirer durablement son épingle du jeu. Il y aurait bien encore une fois Kechiche, si les deux Mektoub n’étaient pas synonymes d’une double crise, auprès du public (le four de Canto Uno) et de la cinéphilie (les réactions viscérales suscitées par Intermezzo, qui ne trouvera peut-être jamais le chemin les salles et restera un film fantôme dont seule une poignée de spectateurs cannois aura vu la première mouture).
Quand bien même le cinéma français ne va pas si mal économiquement, qu’il jouit de l’apport de nombreux acteurs et techniciens talentueux, qu’il produit régulièrement des films singuliers (comme récemment Vortex, De Humani Corporis Fabrica, Le Gang des bois du temple…), il paraît tout de même souffrir d’un déficit de cinéastes de tout premier plan, de ceux qui brillent davantage par la minutie de leur mise en scène que par l’audace de leurs gestes d’auteurs. Entre deux vagues, il peut certes compter sur le concours de réalisateurs étrangers qui s’acclimatent à sa culture, provoquant des frictions assez passionnantes (le comeback de Paul Verhoeven ou Pacifiction d’Albert Serra). Mais parallèlement, l’accueil dithyrambique réservé aux derniers films de Triet, Cailley, Ducournau (surtout pour Grave) et Harari, ainsi qu’à ceux de cinéastes plus chevronnés comme Kahn (Le Procès Goldman) et Moll (La Nuit du 12), dont le statut n’est désormais plus le même, manifeste peut-être un semblant de volontarisme pour trouver tout de suite de nouvelles têtes susceptibles de combler le vide laissé par une vieille garde glorieuse.
L’ensemble que nous proposons ce mois-ci sur Critikat essaie de saisir ce qui se joue à l’instant T dans ce paysage contrasté. Nous nous penchons ainsi sur des films permettant de mieux circonscrire l’esthétique de deux cinéastes (Bonello et Dupieux), mais aussi sur quelques acteurs parmi les plus marquants de ces derniers mois – Raphaël Quenard, Paul et Samuel Kircher, Marion Cotillard ou encore Léa Drucker. Marin Gérard et Valentine Guégan, qui à la fois réalisent des films et écrivent pour la revue, ont par ailleurs organisé une table ronde réunissant des jeunes auteurs de courts-métrages pour parler de leur travail et de leurs aspirations. Nous avons également voulu nous entretenir avec Guillaume Massart, réalisateur de La Liberté, producteur et observateur attentif de la situation du documentaire en France, dont il nous dit quelques mots. Enfin, on évoque aussi les deux derniers films de Jacques Perconte : des clips, oui, mais qui ajoutent une pierre de plus à l’une des œuvres les plus passionnantes du cinéma français, et du cinéma contemporain tout court.